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tôt ministre. Et les Prussiens, qu’en faisait-on, rue de la Sourdière ? Personne n’y songeait.

Jules Simon écouta toutes les propositions, impassible, le visage appuyé sur ses deux mains réunies, selon son habitude. Il se rallia à toutes les opinions émises, mais il demanda à présenter quelques observations qui lui étaient suggérées par l’amour du bien public ; il n’y tenait pas, mais il croyait devoir les soumettre à ses collègues, devant lesquels on savait qu’il aimait à s’incliner. Nul n’a jamais mieux que lui manié l’exorde insinuant ; on ne l’ignorait pas, et toujours on s’y laissait prendre ; c’était un capteur d’oreilles. Après une telle défaite, fruit naturel d’une longue compression, l’Empire devait disparaître ; mais, pour qu’il disparût sans pouvoir revenir, il fallait choisir le moment opportun ; car, si, au lieu de soulever une insurrection, on ne parvenait qu’à provoquer une émeute réprimée, le gouvernement n’en deviendrait que plus fort et profiterait de sa victoire à l’intérieur pour supprimer les libertés, renvoyer le Corps législatif et décréter des lois léonines. Tout en partageant la façon de voir de ses collègues, tout en souhaitant la fin d’un régime dont plus que personne il avait souffert et supporté la honte avec désespoir, il pensait que le moyen le meilleur de le détruire était de ne se point presser, d’attendre et de se tenir prêt à agir énergiquement, dès que l’occasion se présenterait. Or cette occasion serait provoquée par une nouvelle défaite, sur laquelle on pouvait compter avec certitude, ainsi qu’il en avait reçu l’assurance par ses correspondants de Suisse et de Belgique. En outre, il était de la plus haute importance qu’il n’y eût plus de troupes régulières à Paris, afin de n’avoir même pas de lutte à engager. Il était donc urgent de réclamer le départ pour la frontière de tous les régiments encore casernés à Paris, de presser l’armement de la garde nationale et de faire donner partout, dans les ateliers, dans les sociétés secrètes, le mot d’ordre de descendre, au premier signal, en uniformes et en armes, dans la rue et spécialement sur la place de la Concorde.

Au point de vue de l’insurrection, ces conseils étaient d’une sagesse irréfutable, l’évidence en était éclatante ; on ne les discuta même pas et, à l’unanimité, ils furent adoptés. Avec son air de bonhomie et sa voix doucereuse, Jules Simon dit : « Je ne suis pas un émeutier, vous le savez ; mais il m’a semblé que, dans les circonstances où nous sommes, il n’y