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sans amertume, de la proclamation que Gambetta venait d’adresser « au peuple français », pour lui apprendre la « trahison de Bazaine », pour vilipender l’armée, qui n’avait été qu’un « instrument de règne et de servitude », et pour faire le serment, tant qu’il restera un pouce du sol sacré sous ses semelles, de tenir ferme le glorieux drapeau de la Révolution française. Cette proclamation démontre à quel point la passion peut oblitérer l’intelligence. Bismarck dit : « À quoi bon l’armistice, puisque les gens de Paris et ceux de Tours n’accepteront point la paix ? » Thiers se débattait dans son patriotisme désespéré et ne pouvait pas ne point reconnaître que Bismarck avait raison. Le roi de Prusse, dérouté par les événements de Paris, outré de cette proclamation furieuse où le maréchal Bazaine était présenté comme « complice de l’envahisseur », se retournait vers le parti de la guerre qui dominait dans son État-Major général et déclarait que, s’il consentait à l’armistice, ce serait en mettant obstacle au ravitaillement.

Pour Thiers et pour Bismarck, la déconvenue était complète ; restés seuls, face à face, ils se demandèrent s’ils ne pourraient faire la paix et l’imposer l’un à son souverain, l’autre à sa nation. Pendant presque toute la nuit, ils en parlèrent et remuèrent des projets qui paraissaient acceptables ; la vivacité méridionale que Thiers n’a jamais pu atténuer s’accommodait de la bonhomie bourrue où Bismarck est passé maître ; j’imagine que les digressions ont été fréquentes, que les anecdotes se sont introduites dans la discussion, et que, par esprit d’habitude, on a joué de grosses parties sur l’échiquier de la politique. Bismarck n’est pas homme à cacher ses pensées ; ça lui a trop bien réussi de les dévoiler avec une imprudence qui parfois faisait sourire et qui n’était que de l’habileté.

Rien cependant de cet entretien n’a transpiré et, à l’heure qu’il est (1887), comme au premier jour, on en est réduit aux conjectures. Ce que Thiers a dit devant la commission d’enquête est tout ce que l’on sait, et ce qu’il a dit n’apprend rien : « Nous passâmes la nuit ensemble et, sans raconter des choses que l’histoire seule saura et devra dire, j’acquis la certitude que la paix, une paix douloureuse, mais moins que celle qu’il a fallu accepter plus tard, était dès lors possible. »

Thiers voyait la situation en homme politique, froide-