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tique on est parfois contraint de recourir aux mesures que l’on avait condamnées, à moins que l’on n’ait du génie ; mais le génie est une maladie rare et jusqu’à présent peu contagieuse.

Pendant qu’à Paris les émeutiers de profession essayaient de culbuter le gouvernement et ne parvenaient qu’à le bousculer, Thiers, arrivé à Versailles dans la journée du 31 octobre, négociait avec Bismarck. Le petit homme et le colosse étaient aux prises et semblaient près de s’entendre, car entre les conditions proposées et les conditions offertes l’écart n’avait rien d’infranchissable. On calculait que vingt jours étaient nécessaires pour procéder aux élections et constituer l’assemblée, de telle sorte qu’elle pût faire entendre sa voix, qui eût été celle de la France. La question du ravitaillement de Paris pendant l’armistice n’était point contestée ; il y avait seulement divergence sur la quantité de vivres à introduire ; on pouvait, dès le 2 novembre, considérer la suspension d’armes comme conclue.

Bismarck et le roi de Prusse voulaient la paix ; ils sentaient que la prolongation de la guerre devenait cruelle et n’ajouterait que bien peu de résultats à ceux que déjà l’on avait acquis ; Bismarck aspirait à reprendre le premier rôle, qu’il avait dû abdiquer entre les mains du général de Moltke ; le roi, saturé de gloire, désirait retourner à Berlin. L’occasion était propice ; Thiers a constaté les intentions pacifiques de nos adversaires ; il les reconnaît, il les proclame ; à cet égard, sa loyauté est irréprochable. Il a dit qu’il poursuivait en même temps avec Bismarck deux négociations corollaires, mais différentes : celle qui déterminait les conditions de l’armistice ; celle qui préparait les conditions de la paix ; car, dans la pensée des deux hommes d’État, l’armistice ne devait être que le prélude, mais le prélude certain de la paix. J’ajouterai que les conseils de l’Europe et l’insistance de la Russie n’étaient point sans avoir fait impression sur l’esprit du roi Guillaume.

On en était là et l’on peut dire que l’on allait se frapper dans la main, lorsque, le jeudi 3 novembre, Bismarck vint voir Thiers. Son visage était triste et son attitude trahissait quelque embarras. Le « chancelier de fer » comprenait que les événements étaient plus forts que lui et dominaient sa volonté. Il raconta à Thiers les insanités du 31 octobre, commises au cri de : « À bas l’armistice ! » Et il parla, non