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jamais pu se délivrer, ni que la province eût réussi, malgré l’énergie de son effort, à battre les armées qui nous frappaient sans relâche ; il faut se souvenir que la masse dont nous étions piétinés s’est élevée jusqu’à neuf cent mille hommes, masse très compacte, instruite, respectueuse de ses chefs, idolâtre de son vieux roi, disciplinée jusque dans les moindres détails, et que nous n’avons réussi à lui opposer que des multitudes, animées de bon vouloir et désireuses de bien faire, mais sans résistance, parce qu’elles étaient nouvelles au métier et dépourvues.

Non, certes, après les premiers désastres, si durs et si profonds, nous ne pouvions plus vaincre ; mais, au moins, des opérations bien conduites, ne s’éloignant pas d’une ligne tracée, auraient pu contraindre l’ennemi à des conditions de paix moins lourdes. Non, la Fortune n’était plus pour nous et elle se vengeait cruellement des faveurs que jadis elle nous avait prodiguées.

Nous avons voulu la violenter, sans avoir en main de quoi la mettre à merci, et elle nous a conduits jusqu’à l’impasse d’où nous n’avons pu sortir qu’en subissant un intolérable sacrifice.

À cette époque, les proclamations dont on n’était avare ni à Tours, ni à Paris, ont causé un grand mal à la France, en lui faisant concevoir une fausse idée de la situation. Je reconnais que rien n’est plus difficile de conserver la mesure, lorsque l’on parle à un peuple envahi, auquel on demande un effort de tout individu et de toute heure. Rester dans la vérité stricte, c’est le décourager ; embellir la réalité, en l’enveloppant d’espérances, c’est faire naître des illusions périlleuses. La juste proportion ne fut point gardée, c’est la rhétorique qui domina. Paris disait : « L’héroïque province se lève et va bientôt accourir. » La province disait : « L’héroïque Paris s’arme, se concentre et va sortir. » On abusa de l’héroïsme, qui cependant ne se ménagea pas ; mais, en son nom, trop souvent célébré, on fit tant de promesses que l’on se prépara, sans le savoir, les plus cruelles des déceptions.

De ce double courant d’énergie que l’on signalait, en phrases ronflantes, de Paris à la province et de la province à Paris, il naquit une confusion qui eut des suites déplorables. La province, — « l’ingrate province », — comme disait le président Bonjean, s’imagina que les 500 000 hommes