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Charles-Louis de Saulces de Freycinet, qui transmettait ses ordres en qualité de délégué à la Guerre, car la délégation de Tours avait une sous-délégation. Malgré l’avis du général de Loe, qui est fort savant en telles matières où mon incompétence est absolue, je crois que Gambetta avait des aspirations, plutôt que des conceptions. Ses envolées pouvaient être grandioses, car c’était un rhéteur dans lequel il y avait un poète que la prédominance de l’imagination enlevait trop à la réalité et maintenait souvent dans les régions du rêve. Il s’emballait, comme dit le mauvais langage d’aujourd’hui ; mais, si sa monture l’emportait, il savait où il aurait voulu aller ; il connaissait son but et l’avait indiqué. Il était fort ignorant et, à cet égard, ne se faisait pas d’illusion. Il ressemblait, en quelque sorte, à un artiste qui, après avoir indiqué un sujet de tableau, le ferait composer et peindre par un autre. Or, pendant la durée de sa dictature, Gambetta eut Freycinet pour bras droit, pour conseil, bien plus : pour metteur en œuvre.

Gambetta disait : « Voici ce qu’il faut faire ; arrangez cela », et Freycinet, avec une confiance que rien n’émouvait, se mettait à la besogne et préparait un plan de campagne, comme il eût réduit une équation du troisième degré, car, en qualité d’ingénieur des mines, c’était un mathématicien, rien de plus. Les projets d’opérations dont il envoyait le programme — ne varietur — aux généraux n’ont réalisé que des résultats négatifs : ses déconvenues ne l’ont point troublé. Depuis l’année 1870, il a joué les grands personnages sur le théâtre du monde ; à l’heure où j’écris, il vise la succession de Grévy et la présidence de la République[1].

La confiance que Gambetta eut dans Freycinet, dont la science lui faisait illusion, ne porta pas des fruits heureux. Néanmoins, l’un parlant, l’autre écrivant, tous deux aidés parfois des conseils du général de Loverdo, ils levèrent des hommes, continuèrent avec ardeur l’œuvre commencée par l’amiral Fourichon et formèrent des armées. On dit qu’un billet écrit par le maréchal Mac-Mahon, retenu par sa blessure à Pouru-au-Bois, avait recommandé d’employer le colonel Chanzy, alors en Algérie. L’avis fut écouté, heureusement ! Chanzy, colonel, général de brigade, général de

  1. Actuellement (septembre 1888), de Freycinet est ministre de la Guerre dans le cabinet dont Floquet est le président et Goblet le ministre des Affaires étrangères.