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réalité devait si rapidement faire évanouir, le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif, hargneux et méfiants, conspiraient l’un contre l’autre, ardents à se renverser et à s’emparer de toute l’autorité.

Le groupe des députés irréconciliables, auquel se joignaient quelques vieux républicains déçus après la révolution de 1848, tenait ses conciliabules secrets rue de la Sourdière. La salle où l’on se réunissait était tout ce qui restait du Club des Jacobins ; c’était encore la Kâaba des révolutionnaires ; ils venaient y évoquer l’âme des ancêtres et y rappelaient volontiers qu’en certaines occasions propices « l’insurrection est le plus sacré des devoirs ». L’axiome paraissait opportun et on se préparait à le mettre en pratique. Les soirées du 15, du 16, du 17 août furent consacrées à discuter les moyens les plus prompts et les plus sûrs de renverser le gouvernement et de substituer la République à l’Empire. Les orateurs de ces mystérieuses séances, dont le mystère était chaque jour dévoilé à la Préfecture de Police, étaient connus dans Paris, où ils jouissaient de quelque popularité ; car depuis longtemps ils étaient des hommes d’opposition et d’opposition « quand même ».

C’était Jules Favre, qui, comme Émile Ollivier, était doué d’éloquence et remplaçait les qualités de l’intelligence par la beauté des paroles ; c’était Ernest Picard, dont l’esprit à l’emporte-pièce excellait à trouver le côté faible des raisonnements les meilleurs ; c’était Eugène Pelletan, homme excellent, de cœur généreux, de tendances girondines, honnête et droit, mais de conceptions nébuleuses et se perdant volontiers dans les métaphores ; c’était Glais-Bizoin[1], qui semblait un fantoche ; Crémieux, un vieil avocat au talent rusé ; Steenackers[2], beau garçon, viveur, fils d’un cafetier qui avait fait fortune en vendant de la bière blanche, sûr de lui, apte à tout et propre à rien ; Étienne Arago[3], admis sur son nom, quoiqu’il ne fût pas député, vaude-

  1. Glais-Bizoin (Alexandre), 1800-1877. Député de 1836 à 1848, membre de la Constituante en 1848, député de l’opposition au Corps législatif depuis 1863, membre du Gouvernement de la Défense nationale. (N. d. É.)
  2. Steenackers (François), 1830-1910. Belge nationalisé Français, député de la gauche au Corps législatif depuis 1869. (N. d. É.)
  3. Arago (Étienne), 1802-1892, frère de l’illustre savant François Arago. Auteur dramatique, directeur du Vaudeville (1830-1840), exilé de 1849 à 1859, maire de Paris (4 septembre 1870), député de 1871 à 1876. (N. d. É.)