Page:Du Camp - Souvenirs d’un demi-siècle, tome 2.djvu/168

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Alexandre II venait de recevoir une lettre de l’impératrice Eugénie qui l’adjurait de se souvenir de ses promesses et d’intervenir auprès du roi de Prusse, pour obtenir, au besoin pour exiger que le territoire de la France ne fût pas diminué. Cette lettre avait ému l’Empereur, qui avait répondu que les circonstances étaient tellement modifiées, par suite des faits de guerre, qu’il lui serait difficile d’exercer une influence sérieuse sur l’esprit de son oncle, le roi Guillaume, lorsque l’heure de traiter aurait sonné ; il ajoutait que ce qui était possible la veille du 4 Septembre ne l’était plus, en présence d’un pouvoir non reconnu par les puissances européennes et sur la légalité duquel la France elle-même ne s’était point prononcée.

Cet échange de lettres entre une femme malheureuse et un souverain dont l’âme était chevaleresque ne faisait point la partie belle à Thiers. Dans un premier mouvement d’humeur maussade, Alexandre II avait refusé de le recevoir. Gortschakoff m’a dit qu’il avait eu beaucoup de peine à triompher des résistances de celui qu’il n’appelait jamais que son « maître ». Thiers eut avec l’empereur de Russie un long entretien ; il n’en résulta, il n’en pouvait résulter rien d’efficace pour notre cause, qui était considérée comme perdue sans ressource. Alexandre II, qui avait encore quelque naïveté, s’apitoya sur ce vieillard, sur ce monarchiste convaincu, que son patriotisme condamnait à porter la parole au nom de la République qu’il exécrait. Gortschakoff m’a dit : « Thiers ne cherchait pas des alliés, car il savait qu’on ne s’allie pas avec l’inconsistance ; il ne tentait même pas de former une ligue de neutres dont les conseils auraient pu être écoutés ; il ne s’occupait qu’à prémunir les Cabinets contre un retour possible de Napoléon III ; en un mot, le but de sa tournée diplomatique était moins de susciter des amis à la France que des ennemis à l’Empire. »

Je suis certain que Gortschakoff ne m’a point trompé, car Visconti-Venosta, alors ministre des Affaires étrangères en Italie, m’a répété la même chose, deux ans après, dans des termes identiques. Du reste, à Londres, à Vienne, à Pétersbourg, à Rome, Thiers entendit la même parole : « Négociez ; chaque jour perdu pour entrer en pourparlers avec la Prusse aggrave votre situation ; négociez, pendant que vous avez encore la possibilité de faire améliorer des conditions que bientôt il vous faudra subir, sans pouvoir même les