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inutiles ; ménagez vos hommes, ne les exposez pas sans y être contraint par la nécessité ; il serait absurde de les faire tuer ; car leur mort ne servirait à rien ; nous ne faisons ici que de la bouillie pour les chats ; c’est gâcher les munitions par fantasia ; jamais nous ne franchirons la Seine et nous serons forcés de capituler, comme des péteux, le jour où nous aurons mangé notre dernier morceau de pain. » La même idée fut exprimée par le général Vinoy ; à la question : « Combien de temps cela va-t-il durer ? » il répondit : « Si je savais quel est notre stock de vivres, je le dirais exactement. »

Donc nul espoir : tous les généraux, tous les hommes de guerre étaient convaincus que Paris ne se délivrerait pas. Je crois bien qu’à de rares exceptions près le Gouvernement de la Défense nationale partageait la même opinion. Il semble que dans le secret des délibérations intimes, et loin de la foule dont on soutenait le « moral » à l’aide de belles paroles, accompagnées de gestes pathétiques, on n’ait voulu que gagner du temps, afin que Thiers pût accomplir la mission diplomatique qui lui avait été confiée et afin que la province réussît à former des armées de secours. En effet, le premier soin du gouvernement, après le 4 Septembre, avait été d’envoyer Thiers faire un voyage circulaire dans les Cours d’Europe, pour tâcher d’y éveiller des sympathies dont nous pourrions bénéficier à l’heure opportune. Ce voyage, Thiers l’a raconté ; il a dit comment il avait été arraché « aux études chères dans lesquelles il cherchait une distraction aux scènes dont il venait d’être le témoin » ; il s’est complaisamment étendu sur les difficultés qu’il avait eu à vaincre et plus complaisamment encore sur les honneurs dont il avait été l’objet. Il lui était prescrit de tâter l’opinion, d’émouvoir quelque intérêt en notre faveur, mais il lui était interdit de stipuler pour la paix.

De ce voyage, je n’ai rien su que ce que j’ai appris, au mois d’octobre 1873, par le prince Gortschakoff, qui se moquait volontiers de Thiers, lequel, je crois, le lui rendait bien ; ce qui n’empêchait point les deux personnages de se congratuler de leurs talents respectifs et de ne se pas ménager les louanges mutuelles, lorsque, face à face, ils discutaient quelques questions politiques. Thiers, d’après Gortschakoff, serait arrivé à Pétersbourg dans des circonstances peu favorables pour un ambassadeur de la République. L’empereur