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ballons ; quand les ballons, poussés par un vent favorable, seront au-dessus du camp ennemi, on ouvrira les soupapes et toutes les troupes du roi Guillaume seront asphyxiées. » Que l’on ne se figure pas que je plaisante, je n’en ai nulle envie.

Il y avait aussi les amateurs de « sortie torrentielle » ; toute la population massée s’en irait devant elle et passerait sur le corps des Allemands. Un malin de Saumur, nommé Quesnay et devenu de Beaurepaire[1], faisait des conférences sur ce sujet ; il y gagna d’être pourvu d’un bon poste dans la magistrature. C’eût été miracle qu’avec de telles louanges, de telles billevesées, tant d’inventions extravagantes et tant d’objurgations insensées, une population qui mangeait peu et buvait trop, dont toutes les habitudes étaient rompues, toutes les occupations bouleversées, pût échapper à un trouble mental où la vérité restait obscurcie.

Il fallait l’occuper cependant, cette garde nationale que l’on n’envoyait pas au feu, d’abord parce qu’elle n’y aurait point été et puis parce que, dans le secret des appréhensions d’avenir, on la conservait comme une troupe de réserve contre un retour possible de l’Empire. Alors on multiplia les postes dans Paris et elle y fut employée à un service illusoire ; on n’avait rien à faire, on discutait la question sociale, on trinquait, on jouait au bouchon et, comme la haute solde était régulièrement payée, on commençait la partie quand on avait réuni cent francs d’enjeu. Lorsque, devant ces postes qui puaient le vin comme une futaille défoncée et où l’on chantait le Sire de Fich-tong-Kang, des soldats et des mobiles passaient pour se rendre au terrain de combat, on leur criait : « Bon courage ! Du reste, vous savez, si ça ne va pas, nous sommes là !… » Ils étaient là, en effet, mais ils n’en bougeaient mie. Les gardes mobiles et les soldats, énervés d’être toujours au feu et de ne jamais voir à leurs côtés ceux qui les exhortaient à bien faire, rentrèrent plusieurs fois à Paris, en criant : « Vive la paix ! »

Bien des personnes furent scandalisées de l’inaction où l’on maintenait ces gens-là. Longtemps après, j’en parlai au général de Malroy, qui avait conservé les fonctions de chef d’état-major de la place de Paris, et je lui demandai pour-

  1. Quesnay de Beaurepaire (1837-1923). Magistrat et écrivain. Procureur général à la Cour d’appel en 1889, président de chambre à la Cour de Cassation en 1893. (N. d. É.)