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fous pour vous assiéger ; nous n’avons pas besoin de douze cent mille hommes pour vous investir ; nous disposerons autour de Paris cinq corps d’armée, que nous relierons entre eux par des brigades de cavalerie ; personne ne sortira, personne ne rentrera ; nous vous prendrons par la famine. » Jules Favre ne put s’empêcher, tant l’habitude est forte, de riposter, comme s’il eût lancé une interruption hautaine à Rouher ou à Émile Ollivier : « Ce ne sera pas facile, nous avons trois mois de vivres ! » Bismarck, impassible, s’inclina : « Je vous remercie de me le dire. » On peut croire que Jules Favre regretta ses paroles, qui furent répétées, car c’est à la suite de l’entrevue de Ferrières qu’il fut admis dans l’armée allemande et en Europe que Paris ne pouvait pas tenir au-delà de Noël.

Le soir, on se quitta très fatigué de cette passe d’armes souvent mal courtoise qui avait duré plus de dix heures. Jules Favre avait écouté, combattu les propositions qu’on lui faisait et n’en avait formulé aucune ; il s’en était toujours tenu à sa première notification : « De l’argent, tant que vous en voudrez ; quant à une cession de territoire, fût-ce une motte de terre, jamais ! » Bismarck, avec ses habitudes de diplomate, croyait que tout le débordement d’éloquence de son interlocuteur n’était, en quelque sorte, qu’une feinte destinée à masquer des propositions discutables, que l’on tenait en réserve, et à forcer l’adversaire à se découvrir. Il était convaincu que le lendemain, en venant prendre congé de lui, après la nuit propice aux réflexions salutaires, Jules Favre lui offrirait une combinaison qui servirait de point de départ et de point d’appui à une négociation d’où sortirait la fin des hostilités. C’est dans ces termes-là que, le soir même, il rendit compte au roi de Prusse des incidents de la journée. Aussi fut-il non pas surpris, mais stupéfait, au matin, en voyant que Jules Favre venait simplement lui dire adieu et lui exprimer le regret d’avoir tenté une démarche inutile.

Bismarck disait plus tard au prince de Wittgenstein : « Je n’y comprenais plus rien ; il me fallait gagner du temps, car il ne m’était pas possible d’admettre que le gouvernement de Paris m’eût envoyé son vice-président uniquement pour me faire un discours. Ma foi ! j’ai découvert le roi ; j’ai dit à Jules Favre que Sa Majesté avait le désir de recevoir la visite du brillant orateur dont la renommée était uni-