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Occuper le Mont Valérien, qui est la clé de Paris, c’était une prétention exorbitante et folle. Le prince de Wittgenstein paraissait convaincu qu’elle n’avait été mise en avant que par ironie et afin de rappeler Jules Favre à la réalité dont son éloquence capiteuse pour lui-même l’éloignait toujours. Il se peut ; mais si, dans cette occurrence, Bismarck s’est moqué de Jules Favre, je le regrette pour lui. On écarta l’idée de réunir le Corps législatif à Paris ; il fut question de le convoquer à Tours, derrière la Loire, à l’abri de toute pression, ou de toute protection des armées belligérantes, mais, dans ce cas, et pour contrebalancer l’avantage que la France retirerait d’un armistice, Bismarck exigeait le droit d’occuper Phalsbourg et Toul ; en outre, il imposait, comme condition sine qua non, que Strasbourg, dont les glacis étaient déjà entamés, ouvrît ses portes et que sa garnison fût prisonnière de guerre. Cette dernière stipulation fut énergiquement repoussée par Jules Favre ; Bismarck alla en référer au roi Guillaume, qui la maintint.

On ne parvenait guère à s’entendre. À chacune de ses propositions qui était rejetée, Bismarck se contentait de dire : « Cherchons une autre combinaison. » On en arriva à parler de la neutralisation d’une partie de la Lorraine et de l’Alsace, de façon à faire obstacle et tampon entre la France et l’Allemagne. Jules Favre l’a nié depuis ; il a dit que cette question avait pu en effet être effleurée dans une conversation particulière, mais qu’elle n’avait point été traitée dans un entretien officiel ; c’était jouer sur les mots et s’appuyer sur une interprétation byzantine.

Jules Favre, pérorant, discutant, cherchait, comme l’on dit, le défaut de la cuirasse et ne le découvrait pas, car l’armure de son adversaire était d’une seule pièce et bien trempée. Il s’emporta encore et commit une nouvelle maladresse. Il dit à Bismarck que le siège de Paris était impossible, parce que l’investissement seul, au dire des gens du métier, exigeait douze cent mille hommes et que l’Allemagne ne les avait pas, à moins qu’elle n’employât toutes ses ressources militaires à cette besogne. Bismarck a toujours eu cette suprême habileté diplomatique de dire la vérité, afin qu’on n’y ajoutât pas foi, précisément parce qu’elle sortait de sa bouche. Cette sincérité calculée, qui si souvent déjà lui avait été utile, le servit encore. Il expliqua à Jules Favre ce que l’Allemagne allait faire : « Nous ne sommes pas assez