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inacceptables. Deux natures si diverses pouvaient se trouver face à face, s’écouter, se contredire, mais non point s’entendre.

Dès les premières paroles, Bismarck reconnut l’orateur, chercha le diplomate et ne le découvrit pas. Il crut que Jules Favre voulait l’étonner, l’éblouir et l’entraîner ainsi hors de la voie qu’il s’était tracée ; il se trompa. Jules Favre obéissait aux habitudes de son esprit, habitudes nées de sa profession même ; député, porte-parole applaudi de l’opposition, il parla à Bismarck comme il eût parlé devant une assemblée ; il ne sut pas se modifier selon la circonstance, il ne vit pas la différence qui existe entre un auditoire nombreux, ouvert aux impressions subites, et le premier ministre d’une puissance victorieuse, accoutumé à ne considérer que les faits, ne se payant point de mots et réduisant, pour ainsi dire, toute discussion à des formules algébriques.

Jules Favre fut imprudent, il employa ces phrases retentissantes dont le succès est assuré près des foules et près des Chambres où siègent des représentants d’opinions diverses, qui tous, à l’envi, rivalisent d’enthousiasme lorsque l’on fait, comme ils disent, « vibrer la corde du patriotisme ». Effet certain en public, plus que douteux et périlleux parfois dans un tête-à-tête hostile, où les intérêts sont contradictoires, les visées opposées et les situations inégales. Faute d’avoir su cela, Jules Favre fut durement rembarré. Il argua de l’honneur de la France qui se refusait à subir les conséquences d’une défaite ; Bismarck lui demanda depuis quand et pourquoi l’honneur de la France était autrement fait que celui des autres pays, qui avaient l’usage de se reconnaître vaincus, lorsqu’ils avaient perdu plusieurs batailles et que leurs armées étaient prisonnières.

Jules Favre ayant ajouté que la France ne consentirait jamais à une diminution de territoire, Bismarck fut brutal ; il rappela la prise de Strasbourg par Louis XIV, la guerre du Palatinat, l’invasion de l’Allemagne par Napoléon Ier, la création du royaume de Westphalie et la dernière déclaration de guerre, que rien ne justifiait. Jules Favre voulut argumenter, chercher des faux-fuyants de chicane ; il dit que le roi de Prusse avait déclaré qu’il ne combattait que l’Empereur ; puisque l’Empereur était prisonnier, toute lutte devait cesser par ce fait même, et il serait injuste de rendre le Gouvernement de la Défense nationale respon-