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froid et d’esprit indifférent, me disait : « Vous vous êtes donné le tort de l’agression et le tort de la défaite ; c’est trop de deux. »

Je rencontrai Clément Duvernois, qui se promenait sur le quai du Rhône avec un député de l’Hérault, nommé Cazelle. Je causai pendant quelques instants avec ce ministre éphémère ; il me dit : « Ils vont vouloir continuer à se battre ; c’est de la folie ; nous ne le pouvions plus ; avec nous, la partie était mauvaise, et c’est à peine si l’on pouvait la jouer ; avec eux, elle est perdue ; je les connais, je les ai fréquentés, j’ai été des leurs ; tout ce que l’on peut en dire de plus poli, c’est qu’ils sont incapables. Ils voient dans ce mot de République je ne sais quoi de prestigieux qui les abuse et les aveugle. La vérité, voulez-vous que je vous le dise, elle est bien simple : la République de 1792 a fait trembler l’Europe, celle de 1848 l’a inquiétée ; celle d’hier la fait rire. Le 2 septembre, nous étions à plaindre ; le 4, nous sommes devenus ridicules ; on s’en apercevra, quand il s’agira de traiter. »

Il me raconta alors que le 4 septembre, après que les députés eurent été chassés du palais législatif, il était sorti avec le prince de La Tour d’Auvergne ; ils étaient entrés ensemble au ministère des Affaires étrangères et là, dans son cabinet, feuilletant des dépêches, le prince lui avait dit : « Ce qui se passe pour la dynastie est épouvantable ; mais c’est encore plus épouvantable pour le pays, parce que nous avions ce matin l’appui de l’Europe conservatrice pour conclure une paix honorable et que, ce soir, nous ne l’avons plus. » Triste parole et prophétie plus triste encore, car elle a été réalisée. Avant de quitter Duvernois, que je savais non seulement sans fortune, mais assez besogneux, je lui fis la question que tout le monde s’adressait à cette époque : « Qu’allez-vous faire ? » Il me répondit : « La crise une fois terminée, les affaires reprendront avec énergie ; mon passage au ministère me donne l’exclusion en politique, je me jetterai dans les opérations financières. » Il s’y est jeté, en effet, si étourdiment qu’il y est tombé. On a dit de lui que c’était un homme politique qui aurait eu de l’envergure ; c’est possible, mais il n’a pas eu le temps de déployer ses ailes.

Le lendemain, je quittai Piétri et ce ne fut pas sans émotion que nous nous donnâmes l’accolade de l’adieu. Je ne devais le revoir qu’un an plus tard, presque jour pour jour, au milieu de cruelles angoisses, à Bade, où j’avais