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outrages aux mœurs, trop d’habileté au jeu, chantages exercés par d’anciennes maîtresses, menaces sous condition, c’est là tout ; rien de ce qui ressemble à un crime n’était soustrait à la justice. L’affaire la plus grave était celle des faux en écritures, et encore est-elle rendue excusable par l’amour paternel. L’Empereur, je l’ai raconté, avait du reste interdit toute poursuite à ce sujet. J’imagine que, si certains personnages avaient pu apprendre que cette fameuse armoire ne contenait plus que ses planches, ils se seraient frotté les mains de satisfaction.

J’avais un vieil ami qui s’appelait Berriat Saint-Prix ; il était même allié à ma famille par Champollion le jeune — le grand Champollion — dont mon oncle maternel avait épousé la fille.

Berriat n’était pas le premier venu ; il était doué d’esprit d’investigation ; il avait fouillé les greffes de Paris et de province, y avait recueilli une prodigieuse quantité de notes, à l’aide desquelles il avait fait une monographie du Tribunal révolutionnaire, livre froid, qui a la sécheresse d’un procès-verbal, mais qui est basé sur pièces authentiques et sera un précieux document pour l’écrivain de talent que tentera cette période de notre histoire. Il était conseiller à la Cour impériale, magistrat estimé, méticuleux, trop enclin aux discussions dogmatiques, mais droit et d’existence irréprochable. Il était sur le point, ou venait d’atteindre les soixante-cinq ans qui le mettaient à la retraite. Nous étions fort liés, malgré la différence d’âge, et nous avions sur la Révolution française des discussions qui se renouvelaient souvent.

Le 5 septembre, il vint me demander à dîner ; c’était sans inconvénient pour Piétri, qui restait dans ma chambre à coucher. Nous étions cinq à table ; je n’ai pas à dire que le repas fut morne. Vers neuf heures du soir, Berriat Saint-Prix se retira. Je l’accompagnai dans l’antichambre et l’aidai à mettre son paletot. Il m’embrassa, ce qu’il ne faisait jamais, et me dit : « Adieu, je vais partir. — Et où allez-vous ? — À Montauban, chez mon frère. » Il demeura silencieux pendant un instant, puis, éclatant en larmes, il s’écria : « Adieu, je vais partir ; adieu, je vais aller mourir, tout est fini pour moi. Je ne verrai pas, non je ne veux pas voir la ruine de mon pays, je ne veux pas être en contact avec les Prussiens ; mes fils feront leur devoir ; je suis trop vieux pour porter un fusil ; tout est perdu, tout ! Des bas-fonds révo-