Page:Du Camp - Souvenirs d’un demi-siècle, tome 2.djvu/111

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

journée fut terrible. Sir John Burgoyne avait pris le commandement de son yacht et resta sur le pont avec son équipage ; le capitaine et les hommes furent admirables d’énergie et d’habileté.

C’est un miracle que l’on n’ait pas coulé ; des paquets de mer embarquaient à bord ; jusque dans les cabines on était trempé. Les passagers souffraient ; le dentiste, qui était du voyage, regrettait le cabinet où il extirpait les molaires récalcitrantes. Mme Lebreton s’efforçait de faire bonne contenance, mais elle parlait de son frère, le général Bourbaki, que sans doute « elle ne reverrait jamais ». L’Impératrice, tout en désespérant de son salut, avait conservé son sang-froid et peut-être, si j’en crois certaines paroles qui lui sont échappées, un jour qu’elle racontait cette traversée, éprouvait-elle quelque orgueil, en se disant que les événements et les éléments déchaînés contre elle semblaient s’acharner à sa perte, « comme si la nature et les hommes avaient été jaloux d’elle ». Lady Burgoyne ne contribua pas peu à rassurer la voyageuse ; aimable, enjouée, pleine de grâce et d’attention, elle faisait les honneurs de cette pauvre petite barque, secouée par l’ouragan, avec autant d’aisance que si elle eût été à Londres, dans le salon de son hôtel.

Vers cinq heures et demie du soir, on signala l’île de Wight droit dans le lit du vent. Les heures qui suivirent furent les plus pénibles ; la tempête était exaspérée ; je ne dirai pas que le bateau lui résista, mais il était si leste qu’il lui échappait. Sir John est fier de La Gazelle ; à sept heures, il écrit sur le livre du bord : « Le yacht se comporte d’une manière splendide. » Enfin tant d’intrépidité devait trouver sa récompense ; le 8 septembre à minuit quarante-cinq minutes, on signale un feu à l’avant ; c’est la terre et c’est le salut. Le livre du bord dit :

« Doublé la pointe du Warner, trouvé un grand nombre de navires au mouillage du Matherbasck ; la mer y est encore très grosse… À deux heures quarante-cinq minutes du matin, rangé de très près la plage de Ryde et mouillé l’ancre. À trois heures, grâce au zèle du maître d’hôtel et du cuisinier, un souper confortable est servi et Sa Majesté vient de se mettre à table avec nous. »

On soupa et je puis dire que l’on soupa gaiement. Avoir triomphé de tant de périls, cela mettait l’âme en repos.