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il expliqua brièvement et d’un ton qui repoussait toute réplique, que Deauville étant un port de marée, on n’en pouvait sortir qu’avec le « flot », c’est-à-dire à la haute mer, et que, La Gazelle étant un yacht à voiles, on ne le manœuvrait pas aussi facilement qu’un navire à vapeur. Evans fut forcé de se rendre à ces observations et rendez-vous fut pris pour le soir.

La journée s’écoula sans incident ; à bord de La Gazelle, tous les préparatifs furent faits pour le départ et on se tint prêt à agir aussitôt que le moment serait venu. Le temps ne semblait pas propice ; il soufflait bonne brise ; la mer devait être forte au large, le baromètre n’était point rassurant. Dès que la nuit fut tombée, Sir John Burgoyne parcourut Trouville et Deauville, afin de se rendre compte de l’esprit de la population et de constater que la présence de l’Impératrice était ignorée. À Deauville, dans cette petite ville qui avait été inventée par le duc de Morny et improvisée par l’Empire, on ne paraissait pas ému des événements, ni accablé de regrets.

Au casino, on dansait avec entrain, sans se soucier des monarchies qui s’écroulaient, des armées qui s’effondraient, du sol de la France que piétinait l’ennemi ? Bon petit peuple qui sourit à son propre désastre et n’en perd pas un rigodon ! Sir John, qui, pour écarter tout soupçon, se donnait une apparence désintéressée et une attitude indifférente, qui, en qualité d’Anglais, n’était point fâché sans doute de participer à un fait que les circonstances rendaient excentric, dansa et prit place dans un quadrille des lanciers. Donc à Deauville on s’amusait paisiblement, sinon patriotiquement : Sir John Burgoyne fut rassuré. De ce côté, rien à craindre.

À Trouville, on était bruyant ; nulle autorité régulière ne remplaçait encore les fonctionnaires de l’Empire que l’on s’était hâté de congédier ; toute licence était laissée à la population, qui en profitait. Les cabarets étaient pleins ; on est bon buveur sur les côtes normandes et on le prouvait. Les matelots et les mobiles, ivres de cidre et de cette abominable eau-de-vie que l’on appelle du calvados, braillaient La Marseillaise, choquaient leurs verres, criaient « Vive la République », se promettaient toutes victoires et montraient énergiquement le poing aux ennemis qui n’avaient point encore quitté la région des Ardennes. Sir John parcourut