Beaucoup de bruits plus ou moins faux couraient sur son compte et on lui attribuait des bonnes fortunes qui prouvent que sa jolie figure faisait oublier son infimité. Il ne faisait, du reste, que se conformer aux exemples que lui avait légués son prédécesseur, le célèbre Brunster, qui était venu s’établir à Paris, aux temps de la monarchie de Juillet. Ses relations avaient été de qualité ; il était même invité aux bals des Tuileries, où il était bien accueilli par Louis-Philippe, qui s’efforçait d’avoir peu de préjugés et qui avait de mauvaises dents. Aujourd’hui (1887), Evans, en partie retiré des affaires, alourdi, teint bourgeonné, ne s’occupe plus du commun des mortels ; mais il a conservé une clientèle de sélection, qui le force à de nombreux voyages ; il est le dentiste de toutes les mâchoires couronnées.
C’est chez ce personnage, à la fois humble et vaniteux, que se rendait l’Impératrice, que deux ambassadeurs venaient d’abandonner aux hasards des rues de Paris, de la foule et des ressentiments populaires. Ce ne fut point sans peine qu’elle fut admise près de ce dentiste, qui s’était fait celer pour des causes que j’ignore. L’insistance des deux femmes — aidée d’une pièce de vingt francs — fut telle que le valet de pied de service à l’antichambre se décida à aller avertir son maître, qui arriva en maugréant. Je me hâte de dire que Thomas Evans se mit sans hésitation et sans réserve aux ordres des fugitives. Une seule chose lui causait quelque embarras ; ce jour-là même, il avait du monde à dîner et il se demandait comment il pourrait « décommander » ses vingt-deux convives invités. « Gardez-vous-en bien, lui dit l’Impératrice, cela pourrait donner l’éveil aux soupçons. » Il fut donc convenu que le dîner aurait lieu et que, dans le courant de la nuit, on partirait en voiture pour un port de mer, d’où l’on essaierait de se rendre en Angleterre.
L’Impératrice fut installée dans un petit salon isolé dont on ferma les portes ; Thomas Evans apporta quelque nourriture et s’éloigna, car sept heures venaient de sonner et les convives arrivaient. Seule avec Mme Lebreton, assise ou, pour mieux dire, affaissée sur un canapé, la femme reparut ; à cette première étape sur la route qui devait être celle de l’exil, elle éprouva une de ces détentes subites que suivent les larmes et que la faiblesse accompagne. Tant qu’elle s’était sentie en danger de ne point trouver d’asile, d’être reconnue, insultée, massacrée peut-être dans un mouve-