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malade, presque mourant. On lui parla du devoir, de l’intérêt du « parti », on évoqua le patriotisme et on fit si bien que le pauvre homme se laissa mettre en fiacre pour être conduit à la salle du scrutin. Au vingtième tour de roue, il avait rendu son âme à Dieu. Ses compagnons, épouvantés, se sauvèrent, et le cocher ramena le cadavre à domicile. Le dénouement fut comique, car le promoteur de cette équipée, qui, je crois, se nommait Berlioz, fut nommé commissaire de police peu de temps après.

Battue aux élections, l’opposition voulut faire une sorte d’appel au pays ; elle inventa l’« agitation légale » et imagina de réclamer la réforme électorale, c’est-à-dire l’abaissement du cens et l’adjonction de ce que l’on nommait les « capacités ». Le branle fut donné par quelques députés enragés de n’être pas ministres ; on mit en mouvement la machine qui devait renverser le gouvernement de Louis-Philippe et envoyer la dynastie d’Orléans rejoindre la dynastie des Bourbons. La campagne commença en 1847 pendant l’été : promenades à travers la France, banquets, discours, veau rôti, toasts et salade. Les journaux libéraux disaient : « C’est une croisade libérale » ; les journaux conservateurs ripostaient : « Vous déchaînez l’hydre de l’anarchie ! » On n’était pas en reste de lieux communs, et la rhétorique frelatée coulait à pleins bords. Les deux meneurs étaient Odilon Barrot et Duvergier de Hauranne ; l’un, enflé, gonflé, boursouflé, se croyant homme d’État parce qu’il crevait de vanité et profond parce qu’il était creux ; l’autre, trempé de vinaigre, spirituel, médisant, révolutionnaire instinctif et faisant le mal avec une inconscience intrépide. Dans la coulisse, ricanant derrière ses besicles, ne se montrant pas, prêt à récolter les foins que les nigauds fauchaient pour lui, Adolphe Thiers, que le maréchal Soult appelait un méchant foutriquet, que Gambetta devait nommer un petit serpent à lunettes, se tenait aux aguets et tirait Guizot par les jambes, afin de le faire tomber et de prendre sa place. L’histoire de cette période est écœurante ; elle remit en question les destinées de la France, qui n’a pas eu à s’en louer.

J’ai entendu raconter à Édouard Bertin, qui fut directeur du Journal des Débats et très initié aux choses politiques du règne de Louis-Philippe, que Guizot, loin d’être opposé à la réforme électorale, était au contraire décidé à l’accorder. C’est Duchâtel, alors ministre de l’Intérieur, homme auto-