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les rétractait, se démentait et agissait sous une impression de terreur qu’elle ne parvenait pas à dissimuler. Le procès, jugé à Rodez, cassé pour vices de forme, renvoyé devant la Cour d’Albi, occupa trente-quatre séances, fit comparaître plus de quatre cents témoins et se termina par la condamnation à mort de cinq des accusés.

La justice était satisfaite, mais la curiosité publique ne l’était pas. À Rodez, on disait couramment que les principaux coupables n’avaient point été inquiétés, que le gouvernement avait reculé devant l’excès du scandale et que la moitié de la ville était complice — complice moral — de l’assassinat. Malgré l’enquête, malgré la déposition des témoins, malgré le débat public, le motif du crime restait douteux, sinon ignoré. Les habitants de Rodez ne croyaient guère à une extorsion d’argent ; Bastide et Jaussion étaient plus riches que Fualdès. Celui-ci avait été magistrat sévère et dur ; quelque vieille vengeance avait-elle été exercée contre lui ?

À cette époque, les passions politiques étaient très surexcitées en France, surtout dans le Midi, où le soleil chauffe les têtes. Fualdès avait été juré au tribunal révolutionnaire que présida Fouquier-Tinville ; il siégeait le jour où fut jugée Charlotte Corday et signa au procès-verbal. Toutes ces causes et d’autres encore furent commentées, développées, combattues, admises, rejetées, et déroutèrent si bien l’opinion qu’elle n’a jamais pu se fixer, et qu’à l’heure où j’écris elle hésite encore et n’a point dégagé le vrai mobile du crime. On a dit que les meilleures familles de Rouergue étaient compromises dans ce meurtre, où elles avaient été entraînées par des considérations politiques et religieuses ; on ajoutait, comme preuve à l’appui, que Madeleine Bancal, placée dans un couvent de religieuses, recevait une éducation qui n’était point en rapport avec sa naissance et sa position sociale. Ceci était répété comme un on-dit auquel il ne fallait point donner créance et comme une preuve de la malignité des propos de petite ville. Or c’est précisément sur Madeleine Bancal que je puis fournir un étrange renseignement.

J’ai pour ami et pour médecin le docteur Maxime Legrand, homme doux, savant, véridique, point charlatan et plus âgé que moi de quelques années. Un soir, après dîner, au mois d’avril 1876, nous causions du procès Fualdès, nous