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l’harmonie ne dura pas longtemps : les Icariens criaient à la tyrannie de Cabet ; Cabet criait à l’indiscipline des Icariens. Les tribunaux français retentirent des plaintes en escroquerie que les uns et les autres se jetaient à la face. Cette colonisation modèle qui, par le seul exemple de son bonheur, devait convertir le monde au cabétisme, finit dans l’anarchie, dans la ruine et dans la misère. C’est le résultat inévitable de ces systèmes a priori, qui ne comprennent pas que les constitutions doivent être faites pour les hommes et non pas les hommes pour les constitutions. Faute d’avoir apprécié cette vérité élémentaire, des peuples se sont égarés dans les mauvais chemins, et des nations se sont affaissées sur elles-mêmes.

De 1830 à 1840, l’innovation sociale, philosophique et religieuse devint une manie, j’allais dire une mode. À l’estaminet, le soir, entre deux pots de bière, on balayait les cieux et on y introduisait des dieux nouveaux, avec le cortège obligé d’une religion nouvelle, d’une nouvelle morale et surtout d’une distribution nouvelle de la fortune publique. Il ne fut pas un rapin, un littéraillon, un avocat sans cause, un étudiant sans diplôme qui n’ait revêtu la robe blanche des pontifes pour annoncer au monde la venue d’un messie ; les femmes s’en mêlèrent et l’on prêcha bien des absurdités. Au milieu de tous ceux que j’ai aperçus, dont j’ai ouï parler, dont j’ai lu les genèses, les prophéties et les évangiles, il est une figure qu’il faut peindre : ô Mapah ! c’est la tienne ! C’est la tienne, ô toi qui fus Ganneau !

S’il est une vie future où les âmes bienveillantes sont récompensées, la tienne jouit d’une immortalité de délices ; car elle fut tendre, stupide et douce. Tu avais les ongles noirs, ô Mapah ! Tes longs cheveux, que le peigne ne fréquenta guère, flottaient sur le collet de ta redingote, dont les poches bourrées de brochures te mamelonnaient les hanches ; les bords de ton chapeau pelé ombrageaient ton front plissé par la méditation, ta barbe était hérissée, mais sale. Tu étais bon, ô Mapah ! tu étais saugrenu, tu bégayais en parlant ; tu poussais l’humilité jusqu’à te moucher dans tes doigts et la modestie jusqu’à te vanter de ne point porter de chaussettes ; lorsqu’on te parlait de Jésus-Christ, tu répondais : « Je m’en soucie comme d’une crotte de serin sur la corne d’un bœuf » ; mais avec quel art du culottais les pipes, et avec quelle conviction, lorsque tu te versais une rasade