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ce qui disparaît d’abord, c’est l’exercice du libre arbitre, d’où résulteraient l’absence de volonté, la défaillance de l’énergie individuelle, la décadence cérébrale et l’affaiblissement de la race. Ces novateurs se sont tous trompés pour la même raison ; tous ils ont imaginé leur théorie en vue d’un être idéal qu’ils ont pris pour un homme et qui n’est pas l’homme. Ils ont inventé une abstraction, l’ont entourée d’axiomes, de principes, de déductions, et ont cru qu’ils avaient fait un dieu ; ils n’avaient modelé que la statue d’argile, à laquelle le souffle divin, c’est-à-dire la vie, a manqué. Appliquer leur système en bloc serait un crime ; le rejeter en bloc serait une sottise : dans ce fatras d’élucubrations, il y a des indications précieuses que le législateur peut utiliser ; dans cette gangue il y a des pierreries, les peuples sauront les découvrir et se les approprier.

C’est une maladie française de créer un être chimérique et de déterminer les institutions qui lui conviennent. J.-J. Rousseau en a été atteint et a écrit Le Contrat social, ce qui eût été sans inconvénient si ses disciples et ses admirateurs, devenus députés à la Constituante, à la Législative, à la Convention, ne s’étaient étayés de ses sophismes pour imposer à la France des constitutions pour lesquelles elle n’était point faite. On s’est souvent demandé pourquoi la Révolution française n’a pas produit tous les progrès que l’on était en droit d’en attendre ; parce qu’elle a cru à Rousseau, — qui était un aliéné, — parce qu’elle n’a pas reconnu que l’homme dont il veut faire le bonheur est une conception romanesque, une invention de l’esprit ; en un mot parce que, voulant travailler pour l’homme, elle n’a travaillé que pour un fantôme.

Fantôme aussi, l’homme de Saint-Simon, d’Enfantin, de Fourier, de Considérant et de bien d’autres. Parmi ces fous de bon vouloir, atteints de la monomanie des grandeurs et de sacerdotisme, il en est un qui a poussé son utopie jusqu’à l’application, jusqu’à la pratique, c’est Cabet, l’inventeur de la félicité icarienne, dont il a trouvé les principes et le développement dans le voyage simulé de Lord William Carisdall en Icarie ; voyage auquel Morus, Campanella, Fénelon auraient pu servir de guides, et qu’accomplit Candide lorsqu’il visita le pays d’Eldorado. Autoritaire et larmoyeur, Cabet eut des disciples et les emmena au-delà des marais du Texas, pour vivre en communauté. Ah !