Page:Du Camp - Souvenirs d’un demi-siècle, tome 1.djvu/51

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Morny. Oppermann raconta son histoire ; elle était simple et dénuée ; il disait : « Que veux-tu ? J’ai eu de la déveine. » Morny répliqua : « Cette déveine, je puis te l’avouer aujourd’hui, c’est à moi que tu la dois » ; et il lui apprit qu’il s’était emparé, au mois d’octobre 1836, du passeport découvert à Strasbourg, d’où avait résulté sans doute la note fâcheuse qui avait entravé son avancement. Oppermann fut très étonné ; mais depuis longtemps il avait accepté son existence manquée ; il se contenta de rire et de répondre : « Que le diable t’emporte ; tu aurais bien dû choisir un autre passeport que le mien. »

Morny, avec cette grâce avenante qu’il possédait au plus haut degré, fit des offres de service à Oppermann, lui proposa une place de receveur en province ou de percepteur des finances à Paris : « Il sera facile de trouver le cautionnement ; ne t’en inquiète pas ! » Oppermann refusa courtoisement, mais avec fermeté : « J’ai ma pension de retraite ; j’y ajoute une rente de mille huit cents francs. Mon budget me suffit ; j’ai arrangé ma vie en conséquence ; il en est qui sont plus à plaindre que moi ; je te remercie de tes bons offices ; et puis je te dirai, quoique tu sois un gros monsieur dans le gouvernement d’aujourd’hui, que ton chien de Badinguet ne me convient guère. » Morny en avait entendu bien d’autres et n’était point pour s’émouvoir de quelques propos malsonnants ; il insista ; en vain. Oppermann fut inébranlable. « Viens au moins me demander à dîner. » Oppermann répondit : « Volontiers, mais à une condition, c’est que nous serons seuls ; je n’ai point l’habitude de tes messieurs et de tes « madames » ; je n’aime pas le tralala ; un dîner en tête-à-tête, comme deux troupiers qui veulent parler du régiment ; cela te va-t-il ? — De tout mon cœur », répondit Morny ; on prit date et l’on se sépara.

Au jour convenu, Oppermann brossa sa redingote neuve et fut exact. Morny l’attendait, seul au coin du feu, et lui dit : « Ne te fâche pas trop ; j’ai invité un de mes amis, un vieux camarade, qui sera heureux de faire ta connaissance. » Oppermann fit un peu la moue et n’en crut pas ses yeux lorsqu’il vit entrer Napoléon III, « ce chien de Badinguet », comme il le nommait : « J’ai tenu, monsieur, à vous remercier moi-même du service qu’autrefois vous avez rendu, un peu malgré vous, au comte de Morny. » Oppermann garda bonne contenance, car il sentait que toute retraite lui était inter-