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avec Nancy, avec Châlons, avec Lyon et avec Lille. Si la garnison de Strasbourg s’était ébranlée et mise en marche sur Paris, elle eût recueilli bien des contingents sur sa route, et l’on ne sait trop si la folie du retour de l’île d’Elbe ne se fût pas renouvelée. J’ai ouï dire à M. Kratz, qui fut maire de Strasbourg en 1848 et qui actuellement (1882) y est président du consistoire protestant, qu’un hasard seul avait neutralisé la rébellion des troupes et que, sans ce hasard, la proclamation de l’Empire était assurée[1]. Je crois, pour ma part, que l’heure de la restauration des Bonaparte n’était point encore sonnée ; pour que cette heure vînt, il fallut l’affaiblissement intellectuel de Louis-Philippe, la révolution de 1848, l’imbécillité de la Seconde République et l’insurrection de Juin.

Un personnage qui joua un grand rôle sous le Second Empire, dont il fut le metteur en œuvre et le conseiller le plus écouté, Morny, était à Strasbourg en octobre 1836, à la disposition de son frère adultérin. On ne l’a pas su alors et on l’ignore aujourd’hui. Auguste de Morny était toujours resté en relations avec sa mère, la reine Hortense ; de plus, il était en correspondance avec le baron de Haber, qui habitait Carlsruhe et était le bailleur de fonds du prince Louis. Il avait été initié au complot et s’était tenu prêt à agir, avec cette résolution et cet esprit d’astuce dont il a depuis donné tant de preuves. Il était encore au service militaire, qu’il ne quitta qu’en 1838 ; il était lieutenant au Ier régiment de lanciers, détaché en Afrique à l’état-major général. Il avait obtenu un congé qu’il passait gaiement à Paris, où nul genre de succès ne lui faisait défaut ; sa vingt-cinquième année avait toute la fleur de l’élégance et de la grâce. Dans le courant d’octobre, il alla faire une courte visite à Fontainebleau, où son régiment était cantonné, et parut se lier de préférence avec un sous-lieutenant à la suite, d’origine alsacienne, nommé Oppermann. Morny partit, se rendit à Strasbourg, descendit à l’hôtel de la Maison Rouge, où il donna comme papier d’identité un passeport au nom d’Oppermann. Le 30 octobre, à huit heures du matin, le mouvement bonapartiste était neutralisé ; Morny

  1. J’ai entendu affirmer par M. Kratz que le général Voiret, résidant à Strasbourg, commandant la 6e division militaire, et M. Chopin d’Arnouville, préfet du Bas-Rhin, avaient promis leur concours au prince Louis-Napoléon Bonaparte.