Page:Du Camp - Souvenirs d’un demi-siècle, tome 1.djvu/47

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

préfecture de Police pour obtenir son transfert dans une autre prison, Blanqui avait pris une précaution, s’était créé un alibi moral qu’il est bon de rappeler.

Il demeurait alors rue des Fossés-Saint-Jacques, n° 13, au troisième étage. Il avait à son service, en qualité de nourrice de son fils Estève, né le 19 septembre 1834, une Champenoise de Troyes nommée Aimée Poire. Cette femme était très dévouée et témoignait à son nourrisson une affection maternelle. Blanqui, après son entretien avec Pépin, revint chez lui et engagea la nourrice à aller voir la revue. À l’objection : « Et le petit ? » il répondit : « Emportez-le ; vous n’avez rien à craindre ; à Paris, une femme qui tient un enfant dans les bras est toujours respectée. » Puis, entrant dans de longues explications sur le chemin à suivre et sur la place à choisir, il lui désigna le café du Jardin Turc comme l’endroit propice et tranquille où elle pourrait, tout à son aise, regarder passer le roi et le cortège royal.

Aimée Poire obéit aux prescriptions de son maître et prit son poste d’observation, devant les murs du Jardin Turc, c’est-à-dire en face de la maison où Fieschi avait dressé l’instrument de mort que Morey appelait « une belle mécanique ». Elle fut renversée, foulée aux pieds, mais ne reçut pas de blessure et protégea l’enfant. C’était là une preuve d’innocence à invoquer si Blanqui avait été arrêté comme complice de ce massacre ; quel juge — quel homme — aurait pu croire à un tel excès de perversité ? La place de ces monstres n’est ni au bagne, ni dans les maisons centrales ; elle est dans la cellule des fous agités, avec la camisole de force.

Aimée Poire a vécu jusqu’en 1867 ; elle est restée, pendant vingt ans, la cuisinière de Mme Florent Provost, veuve d’un préparateur au Muséum d’histoire naturelle ; elle fut admirable de dévouement pour Estève Blanqui, lorsque la mère de celui-ci fut morte et que Blanqui eut pris l’habitude de vivre en prison. Le souvenir de son maître lui faisait horreur, car elle se rappelait à quel danger il l’avait exposée, et ne le cachait pas. Estève a pu reconnaître les soins dont elle a entouré son enfance et les sacrifices qu’elle n’a point épargnés pour lui faire donner quelque instruction ; il a hérité de la fortune de son parrain, marchand de papiers peints du faubourg Saint-Antoine, qui lui a laissé une quinzaine de mille livres de rentes.