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quatrième, au collège, était alors Étienne Gros, auquel on doit une bonne traduction de Dion Cassius ; il était malade et se faisait suppléer depuis quelques jours par un agrégé, nommé Landois. La police, la justice étaient certaines d’avoir mis la main sur le coupable, mais comment déterminer la culpabilité, comment apporter devant le jury des témoignages irrécusables, des preuves qui entraîneraient la conviction ? Bergeron invoquait un alibi ; dans la confusion qui avait saisi la foule après l’attentat, nul témoin n’osait le reconnaître d’une façon certaine ; les dépositions variaient sur son costume ; les uns affirmaient qu’il était en redingote, les autres qu’il portait un habit ; le pistolet n’avait point été trouvé en sa possession et on ne pouvait lui prouver qu’il lui appartenait ; restait la bourre, qui devenait une pièce à conviction accablante, si l’on arrivait à démontrer qu’elle avait été arrachée au devoir d’un des élèves dont l’inculpé avait la garde.

On la montra à de Reusse, le maître de pension, qui eut soin de ne la point reconnaître, afin de ne pas compromettre son institution. Il fut même d’une habileté qui paraîtra excessive à des magistrats. Spontanément, il offrit au juge d’instruction de lui apporter les cahiers des élèves que surveillait Bergeron ; le juge accepta et de Reusse lui remit tous les cahiers ; tous : non ; il dissimula celui de Fortuné Dubois-Gobey, un romancier qui, de mon temps, a ravi d’admiration les cuisinières, les filles entretenues et même les « madames ». Le juge d’instruction compara les fragments d’écriture de la bourre avec les écritures des cahiers et fut plus dérouté que jamais. Il fit appeler Landois et, lui montrant le petit papier brûlé sur les bords et noirci de poudre, il lui dit : « Reconnaissez-vous cette écriture ? » Landois m’a raconté qu’il avait éprouvé à ce moment une angoisse inexprimable ; comme d’un seul choc, il reçut toutes les commotions à la fois. Il vit le combat du cloître Saint-Merry, la colère du parti conservateur, le désir, la volonté exprimée de faire un exemple ; il comprit que de sa parole allait dépendre une condamnation ; en perspective, il aperçut l’échafaud, où montait un jeune homme — un enfant — de vingt et un ans ; il feignit de regarder attentivement l’écriture, et répondit : « Non, je ne la reconnais pas. » Il l’avait reconnue : c’était celle d’un de ses élèves de la pension de Reusse, c’était celle de Dubois-Gobey.