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il remonte jusqu’à Etzel, qui fut Attila ; il est fils d’Arpad et, en cette qualité, il prétend à la couronne du roi Mathias et au trône de Hongrie. Il demande que, selon la tradition, la diète des magnats se réunisse à cheval et le proclame souverain du Danube, de Transylvanie et de Croatie. Il n’y avait qu’à rire. Quelques nigauds prirent cette pantalonnade au sérieux et rêvèrent une entrée triomphale à Buda-Pesth. Un journaliste se consacra à cette cause et s’évertua à l’imposer à l’incrédulité publique.

Ce journaliste s’appelait Jules Amigues ; il vint me voir, m’expliqua les titres de son Crouy, me pria de les faire valoir auprès de personnages hongrois — le général Türr, Eber Nandor, Téléki Sandor, Almasy Layack, la comtesse Bathyani Augusta — qui étaient de mes amis et m’égaya pendant quelques instants. Ce Jules Amigues était un écrivain prétentieux, qui fit représenter à la Comédie-Française un Maréchal de Saxe dont les jours furent promptement comptés. Il avait fini par entrer en relation avec le Prince impérial, réfugié à Chislehurst, et lui coûta quelque argent. Après la mort de celui qui croyait devenir Napoléon IV, et qui le serait probablement devenu, Jules Amigues eut presque de l’importance. C’est lui qui, le premier, dans un journal intitulé Le Petit Caporal, évinça le prince Napoléon[1] (Jérôme) de la succession possible des Bonaparte et inventa ce que l’on appelle à cette heure (1882) la candidature du prince Victor. Quant à Crouy-Chanel, il est mort à Turin, je crois, assez misérable et tout à fait inconnu.

Lorsqu’il était son agent, Jules Amigues savait-il que celui dont il publiait les titres d’hérédité royale avait fait jadis acte délictueux, sinon plus, en distribuant de faux billets de banque ? J’en doute, car cette histoire est toujours restée obscure, sinon ignorée. En 1832, le gouvernement s’en préoccupa et y vit ce qu’il appela des manœuvres carlistes ; son attention ne s’y arrêta pas longtemps, car les manœuvres républicaines allaient prendre des allures redoutables. Qu’importaient quelques billets faux, quelques mille francs mal encaissés, lorsque l’on attaquait directement la royauté

  1. Le prince Napoléon (1822-1891), fils de Jérôme, roi de Westphalie, et père de Victor-Napoléon, qui fut prétendant bonapartiste après la mort du Prince impérial, fils de Napoléon III. (N. d. É.)