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animé et l’empêchait, lui Ollivier, de la sauver, car seul il en était capable.

En reproduisant ces propos devant moi, deux jours après, Albert Petit ne s’est point trompé, car, en 1876, Émile Ollivier me les a répétés. Il m’a dit alors que jamais il ne se serait attendu à un tel oubli des services qu’il avait rendus à la cause de la liberté et que sa sortie du ministère avait entraîné la ruine de la France. Il m’a détaillé le plan de conduite qu’il avait adopté, pour assurer le salut du pays et le maintien de l’Empire. S’il était resté chef du Cabinet, il faisait voter un emprunt d’un milliard et prorogeait immédiatement la Chambre jusqu’à la conclusion de la paix ; dans la nuit même qui suivait cette dernière séance du Corps législatif, il faisait enlever dix-sept députés irréconciliables, quelques chefs de conciliabules secrets, révolutionnaires invétérés, et les expédiait à la maison de détention de Belle-Isle-en-Mer. Ceci fait, il s’emparait de la dictature, supprimait la liberté de la presse, le droit de réunion et gouvernait par une série de décrets dont le premier eût prescrit la levée en masse. Dès lors, la France devenait victorieuse, arrachait à l’Allemagne la Prusse rhénane, le Palatinat bavarois et reprenait le Rhin, qui est sa frontière naturelle. Ce n’était pas plus difficile que cela.

Il ne se vantait pas après coup, comme on le pourrait croire. Ce projet avait été discuté et résolu dans un conseil des ministres tenu le 8 août, dans la soirée, sous la présidence de l’Impératrice. La chute du ministère empêcha Ollivier de mettre ou d’essayer de mettre ce coup d’État à exécution. Il était très surexcité en me racontant ces faits que j’ignorais et dont j’entendais le récit avec avidité ; son dernier mot me rendit stupéfait. Mettant la main sur son cœur, il me dit : « Moi, j’ai pardonné à la France. »

Grand bien lui fasse ! Mais la France ne lui a point pardonné et l’histoire ne lui pardonnera pas.

FIN DU TOME PREMIER.