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siner à l’administration des télégraphes et revenait : « Il n’y a rien. » À chaque fois qu’il rentrait, sa figure était plus longue ; une dernière fois, il secoua la tête et dit : « C’est mauvais signe. » Richard paraissait inquiet, Gerspach était décontenancé : je n’étais que surpris de cette absence de nouvelles officielles, mais l’émotion de la foule était en moi, et l’on a tant besoin de croire à son pays que j’étais prêt à jurer que le télégraphe ne fonctionnait peut-être plus, mais qu’à coup sûr nous étions victorieux.

À Paris, vers quatre heures de l’après-midi, sans rien connaître encore de la vérité, on comprit que cette absence de dépêche prouvait que la nouvelle était fausse ; on se rappela qu’au temps de la guerre de Crimée une erreur analogue avait fait croire à la prise de Sébastopol un an avant que la ville ne tombât entre nos mains. C’était une déconvenue cruelle, mais qui n’était point pour décourager, puisqu’elle ne reposait sur rien. On se dit : « Ce sera pour demain », et on attendit la bonne nouvelle. La bonne nouvelle ne vint jamais.

Ce fut le 7 août qu’on lut sur les murs la dépêche de l’Empereur à l’Impératrice : « Mac-Mahon a perdu une bataille. » Le même jour, coup sur coup, nous apprîmes l’affaire de Wissembourg, celle de Wœrth, celle de Spicheren ou Forbach[1], trois défaites qui ouvraient nos frontières sur trois points différents. Par trois corps d’armée parallèles, l’Allemagne venait d’envahir la France. Entre Metz et Strasbourg, entre la Lorraine et l’Alsace, entre les troupes du maréchal Bazaine et celles du maréchal Mac-Mahon, l’ennemi marchait en masse compacte. Thiers, qui ne reculait jamais devant des images d’une nouveauté douteuse, disait : « Nos deux armées sont désormais séparées par un mur d’airain. Oui, messieurs, je ne crains pas de le répéter, par un mur d’airain. » La Prusse sembla surprise et un peu ahurie de sa victoire, qu’elle ne poursuivit pas avec sa vigueur habituelle ; nos soldats firent une retraite qui se serait changée en déroute, s’ils

  1. À Forbach, le général Frossard, luttant contre les troupes de Steinmetz, envoya coup sur coup plusieurs aides de camp à Bazaine qui commandait alors le 3e corps et qui était à proximité ; il lui faisait demander d’appuyer sa gauche par une division, car, dans ce cas, il était certain de la victoire. Bazaine fit la sourde oreille. À la dernière sommation de faire le mouvement indiqué, le général Castagny répondit : « Tout cela ne nous regarde pas et nous ne sommes pas fâchés de voir comment le maître d’école va se tirer d’affaire tout seul. » Le maître d’école, c’était le général Frossard, qui avait été précepteur militaire du prince impérial.