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avoir d’autre résultat que d’amuser la curiosité des badauds. Nous y perdîmes une vingtaine d’hommes ; il ne faut pas les plaindre ; ils sont morts croyant à la victoire et n’ont pas eu à supporter le désespoir dont nous avons été accablés. Le soir même, ou le lendemain, on afficha une dépêche adressée par l’Empereur à l’Impératrice, disant que le Prince impérial, qui avait quatorze ans, s’était bien comporté au feu et avait ramassé des balles mortes. Ce détail fit sourire et l’on en leva les épaules.

Le 4 et le 5, on resta sans nouvelles de l’armée : on ne s’en troublait pas ; les amateurs de stratégie — il n’en manquait pas — expliquaient que l’armée devait être occupée à faire une marche en avant, pour s’emparer de la position de Kaiserslautern, où sans doute on livrerait bataille. Le 6 dans la matinée, un bruit se répandit dans Paris dont l’origine, attribuée à tort ou à raison à des spéculations de Bourse, n’a jamais été dévoilée. On disait que l’armée du prince Frédéric-Charles avait été écrasée par Mac-Mahon, qui avait fait 25 000 prisonniers et emporté la ville forte de Landau. Nul doute pour personne, promenades avec des drapeaux, clameurs de joie, chants patriotiques. Où était-elle la dépêche triomphale qui annonçait la victoire ? Tout le monde en affirmait l’existence, nul ne l’avait vue.

Je courus chez Maurice Richard, dont le ministère[1] était installé depuis peu dans un hôtel de la rue de Grenelle, voisin de l’administration des télégraphes. À ma question : « Qu’est-ce que c’est que cette victoire ? » Richard répondit : « Je n’en sais rien. » Malgré la franchise et la bonhomie des traits, je crus remarquer qu’il composait son visage. J’ai appris depuis qu’il savait, dès la veille, que nous avions été culbutés à Wissembourg et que le général Abel Douay était tué. Le chef du cabinet du ministre des Beaux-Arts s’appelait Gerspach, c’était un Alsacien solide, peu réservé dans ses paroles, grossier comme des sabots, très bon garçon, brave, ayant été soldat, marchand d’éponges, employé du télégraphe aérien, courtier d’élections de Maurice Richard, qui l’avait pourvu d’une bonne situation : aujourd’hui il est directeur de la manufacture des Gobelins et voudrait restaurer l’art des mosaïstes.

Gerpach, de quart d’heure en quart d’heure, allait voi-

  1. Le ministère des Beaux-Arts, dont Maurice Richard était le titulaire depuis le 2 janvier 1870. (N. d. É.)