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compromise, pour ne pas dire annihilée. L’empereur de Russie venait de manifester sa volonté, qui ne nous était point favorable. Plusieurs motifs, qu’il convient de rappeler sommairement, ont dicté sa conduite en 1870 ; le principal est peut-être la vénération affectueuse qu’il professait pour son oncle le roi Guillaume de Prusse, mais, en dehors de cette cause, purement sentimentale, il y avait en lui un fonds de rancune tenace contre la France et contre l’Autriche. Contre la France, il se souvenait avec amertume du discours intempestif que le prince Napoléon avait prononcé au Sénat en 1863 à propos de l’insurrection polonaise, discours dont la portée fut grave, car il amena un rapprochement immédiat et une entente éventuelle entre les cours de Pétersbourg et de Berlin. Il se souvenait également qu’un attentat avait été dirigé contre lui, en 1867, lorsqu’il était à Paris, pendant l’Exposition universelle, et que le jour où il visita le palais de Justice, l’avocat Floquet, actuellement (1887) président de la Chambre des députés, lui cria : « Vive la Pologne, monsieur[1] ! »

Envers l’Autriche, que la Russie avait sauvée en intervenant à main armée et à main victorieuse contre l’insurrection hongroise de 1848-1849, ses griefs étaient d’un ordre exclusivement politique ; il ne lui pardonnait ni son inaction pendant la guerre de Crimée, ni sa complicité latente avec le soulèvement polonais de 1863, au cours duquel la Galicie avait servi de lieu de ravitaillement et de recrutement pour les révoltés. Donc il aimait le roi Guillaume, boudait la France et gardait mauvais vouloir à l’Autriche. Il en résulta que sa neutralité, bienveillante pour l’Allemagne, malveillante pour Napoléon III, fut oppressive pour l’empereur François-Joseph.

Il prescrivit à son ambassadeur à Vienne de signifier au comte de Beust que, pour un bataillon que l’Autriche mobiliserait sur la frontière de Silésie, la Russie mobiliserait un régiment sur les frontières de Galicie. C’était péremptoire, et de ce moment l’armée austro-hongroise fut condamnée à l’inaction. Le comte de Beust, édifié par l’État-Major sur la lenteur des préparatifs militaires, retenu dans ses velléités d’intervention par la déclaration de l’empereur

  1. Je relis ceci en septembre 1888 ; Floquet est aujourd’hui président du Conseil des ministres ; c’est lui qui dirige les destinées de la France.