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porte-coton de Badinguet, et tout un bataillon, le quatrième je crois, demanda à retourner à Paris. Ce ne fut pas une insurrection, mais ce fut un scandale, où dominaient les clameurs : « À Paris ! À Paris ! »

Le maréchal était consterné ; il s’arrêta et dit : « J’ai l’oreille un peu dure et j’entends mal ; vous désirez que je vous conduise à Berlin, je ne demande pas mieux. — Non ! non ! à Paris ! » Un orateur se détacha du bataillon et déclara que les gardes mobiles avaient pour mission de défendre la ville où ils étaient nés et non point d’aller combattre à l’armée active, ce qui était l’affaire des soldats. Le maréchal Canrobert l’a dit : « C’était une troupe n’offrant aucune garantie et animée d’un très mauvais esprit. » Les mêmes causes produisent les mêmes effets, et les mobiles de Paris se conduisaient, en 1870, au camp de Châlons, comme les volontaires s’étaient conduits en 1792. On n’en parlera pas moins encore des braves mobiles et des héroïques volontaires ; cela est naturel, les gens instruits savent l’histoire, les ignorants acceptent les légendes ; c’est pourquoi la légende étouffe l’histoire et lui survit.

J’ai appris ce qui s’était passé au camp de Châlons et les insultes qui avaient accueilli le maréchal Canrobert, par un enfant que j’aimais beaucoup et qui faisait partie du contingent des mobiles parisiens. Il était le beau-fils d’Amédée Achard[1] et se nommait René-Jean François. C’était un garçon vaillant, n’aimant point la guerre, mais résolu à faire son devoir honnêtement et sans défaillir. Il était fort écœuré du milieu dans lequel il était forcé de vivre. Ses compagnons insubordonnés, se plaignant de la nourriture, du coucher, de la fatigue, volant dans les fermes pour alimenter la « popote », perdant leur temps à la cantine, où ils se grisaient de propos grossiers et de conduite dissolue, n’étaient point pour plaire à un jeune homme de vingt-deux ans, bien élevé, qui venait de sortir de l’École centrale avec le brevet d’ingénieur civil.

Dès qu’il eut appris la défaite de Wœrth, il se résolut à quitter ces soldats de maraude, qui n’iraient point de bon cœur au feu ; il accourut à Paris et signa son engagement au troisième régiment de zouaves, qui appartenait au corps d’armée commandé par le maréchal Mac-Mahon. Je cite ce

  1. Achard (Amédée), romancier (1814-1875). (N. d. É.)