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engagé dans des conditions trop inégales. L’Allemagne n’en a pas moins ressenti un prodigieux orgueil, et cela se comprend car on dirait que vaincre la France, c’est vaincre plus qu’une nation.

Dès le début de la campagne, avant même que le premier coup de fusil eût été tiré, on put comprendre qu’une partie de la population rechignerait au devoir. L’armée avait été divisée en plusieurs corps, dont le sixième corps, réuni au camp de Châlons, était placé sous le commandement du maréchal Canrobert, qui était un homme irréprochable. Sa bonté, son courage, les actions d’éclat qui avaient marqué les étapes de sa carrière, commencée en 1828, l’abnégation dont souvent il avait donné l’exemple par respect pour la discipline, tout, jusqu’à une certaine emphase de parole et d’attitude, l’avait rendu populaire dans l’armée. Les soldats l’aimaient, se racontaient la prise de Zaâtcha, l’hiver devant Sébastopol, la dignité avec laquelle Canrobert avait repris le commandement d’une division sous les ordres de Pélissier ; ils savaient qu’il s’inquiétait d’eux, de leur bien-être, de leur sécurité, que jamais il ne s’était ménagé, ainsi que ses blessures en faisaient foi, et, trouvant en lui un esprit chevaleresque et compatissant, ils l’avaient surnommé : « Gonzalve de Cordoue ». J’ajouterai que par sa vie privée, autant que par sa vie militaire, par les qualités qui affirment la supériorité morale, nul plus que lui n’était digne de respect. Il eut à recevoir au camp de Châlons, à instruire, à façonner pour la guerre les gardes mobiles de Paris. Ce fut une dure besogne, si difficile que l’on peut dire qu’elle était à peine ébauchée, lorsque la guerre prit fin.

Gouailleurs, indisciplinés, spirituels de cet esprit de trottoir parisien qui saisit le côté comique des choses les plus sérieuses et les plus terribles, d’une moralité apprise au comptoir du marchand de vins, pillards, effrontés et menteurs, ils apportèrent, au milieu d’une armée en formation, des éléments de dissolution dont Canrobert fut effrayé. Il fit réunir les gardes mobiles, afin de les passer en revue, de leur faire une allocution et de les amener à des sentiments meilleurs. Le maréchal avait alors soixante et un ans ; pour les adolescents qu’il allait inspecter, c’était un vieillard, un vieillard glorieux devant lequel tous ces jeunes fronts auraient dû s’incliner. On le traita de vieille baderne, de vieille vadrouille, de vieux mannequin, on lui cria qu’il était le