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Une tristesse profonde m’avait envahi et je ne pus m’empêcher de lui dire : « Et si c’était l’effondrement de la France ! » Il s’arrêta, me regarda avec des yeux irrités et, me posant la main sur l’épaule : « Vous n’aimez point votre pays, vous ne savez pas l’aimer : quand on l’aime, on le croit invincible ; invincible, il l’est, et c’est un crime d’en douter ; si vous l’aimiez comme je l’aime, vous seriez certain de son triomphe. La Prusse est perdue ; nous n’avons qu’à étendre le bras pour saisir Berlin. »

Nous avions repris notre promenade et il me disait : « Non, jamais je n’admettrai que nos petits chasseurs, qui ont le pied cambré, que nos grands cuirassiers de Lorraine, que nos chapards d’Algérie et nos vétérans du Mexique soient vaincus par ces lourds Allemands, gonflés de choucroute et de bière, lents à se mouvoir, pleurnichards et dont le pied plat est rebelle aux marches prolongées ; par les rapports que je reçois, je sais que l’Allemagne est consternée, tandis qu’en France l’enthousiasme est indescriptible. » Je lui demandai si les engagements volontaires étaient nombreux, il répondit : « À Paris seulement, nous en avons plus de cent mille. » Il se trompait ou voulait me tromper.

Je lui parlai du prince Napoléon, qui, parti le 2 juillet sur son yacht, pour aller jusqu’à Arkhangelsk, apprit la déclaration de guerre à l’île de Tromsoë, franchit six cents lieues en cinq jours et vint se mettre à la disposition du ministre de la Guerre, dont il ne put obtenir un commandement. Le prince Napoléon fit venir Ollivier au Palais-Royal, ne lui ménagea pas les reproches, et lui dit, avec sa brutalité de langage habituelle : « Êtes-vous fou de faire la guerre pour de pareilles niaiseries et de jouer le sort de la France à propos d’une candidature au trône d’Espagne ; avez-vous donc oublié que l’Espagne nous a toujours porté malheur ? » Ollivier ne fut pas en reste et riposta : « Si, en présence du mouvement national, nous n’avions pas accepté la lutte contre la Prusse, c’est à coups de pied au derrière que l’on vous eût chassés, vous, votre famille et toute la dynastie. » La parole me sembla tellement exagérée que je n’y crus qu’à moitié ; elle me fut textuellement confirmée le lendemain par Maurice Richard.

Certes, la riposte d’Ollivier au prince Napoléon était excessive, et cependant je n’oserais affirmer qu’elle ne fût l’expression de la vérité. Il est certain qu’en présence des incidents