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glois[1], ne me l’ont point caché et disaient couramment : « S’il est vainqueur, nous sommes perdus. » Aucun d’eux ne croyait à la défaite. L’esprit de parti est implacable et peut-être n’est-il implacable que parce qu’il est aveugle.

Le lendemain de mon retour à Paris, le dimanche 31 juillet, je fus surpris de recevoir dans la matinée un billet d’Émile Ollivier qui me disait : « Je désire causer avec vous ; vous seriez aimable de venir me voir à une heure. » Je fus exact ; des ordres avaient sans doute été donnés, car on m’introduisit immédiatement auprès du garde des Sceaux, que je trouvai toujours le même, marchant sur les nuages et crevant le ciel de sa tête. Ces gens-là sont heureux ; lorsque leur entreprise réussit, ils s’en attribuent exclusivement l’honneur ; si elle échoue, ils accusent les destins, les hommes et les dieux, mais l’idée de s’accuser eux-mêmes ne leur vient jamais.

Je restai deux heures en tête-à-tête avec Ollivier, arpentant l’allée droite du jardin de la chancellerie, qui est bordée par le mur des communs de l’hôtel de l’État-Major. La lettre que j’avais écrite de Baden avait été remise à l’Empereur, qui l’avait communiquée à Émile Ollivier, qu’elle avait offusqué : « Vous voyez noir, me dit-il ; l’habitude de vivre une partie de l’année en Allemagne vous a donné sur ce pays des idées fausses ; vous le croyez fort, il n’est que gros ; vous avez eu tort d’inspirer à l’Empereur des doutes sur l’issue de la campagne. » Je répondis que Napoléon III était beaucoup mieux renseigné que je ne pouvais l’être et que c’est probablement à cause de cela qu’il avait tant hésité à déclarer la guerre. Textuellement, et si étrange que paraisse la réponse, Ollivier répliqua vivement : « C’est vrai, il ne voulait pas la guerre, mais il est si bon qu’il me l’a accordée, quand il a vu que je la désirais. » Je fus tellement abasourdi de ces paroles que je gardai le silence ; cela du reste était facile avec Ollivier, qui trouvait intéressante toute conversation où il était seul à parler.

Et il parlait, il parlait, se grisant à ses phrases, emporté dans un songe, me montrant la France victorieuse, dictant la loi à l’Europe, acclamée par les peuples et devenue le phare sur lequel l’univers fixerait les yeux. Pendant qu’il reprenait haleine, je lui dis brusquement : « Mais à quoi croyez-vous donc ?… » Il s’écria : « Je crois à l’effondrement de l’Allemagne. »

  1. Langlois (Amédée-Jérôme), 1819-1890. Publiciste, collaborateur et disciple de Proudhon. Député de 1871 à 1885. (N. d. É.)