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arriver, pour tuer les hommes, égorger les enfants et violer les femmes. Je fis de mon mieux pour rassurer ce fonctionnaire effaré, qui m’adjura de lui garder le secret sur sa démarche ; je le lui promis et je lui ai tenu parole ; ce n’est pas y manquer que de divulguer cette historiette longtemps après sa mort. Le même jour, ou la veille, je rencontrai le prince de Fürstenberg[1], qui me dit : « Je m’en vais chez moi pour y recevoir les Français. » La résidence du prince est située au sommet de la Forêt-Noire, à Donaueschingen, à la source même du Danube ; au milieu du mois d’août, tout le monde, dans le grand-duché de Bade, s’attendait à voir arriver l’avant-garde de l’armée française.

Le 19 juillet, je rencontrai Tourguéneff, qui, arrivant de Russie, avait traversé Berlin, où il avait séjourné pendant quelques heures. Il me dit que jamais il n’avait vu un enthousiasme pareil, que toute maison était pavoisée, que la population était sur pied ; que chaque soldat qui passait était acclamé et que l’on jurait de ne s’arrêter qu’à Paris. Je connaissais Tourguéneff et j’avais pour son talent une admiration sans réserve ; l’homme me plaisait moins, malgré son extrême douceur et son esprit ; je remarquais en lui une sorte de soumission extérieure qui n’était pas de bon aloi ; son caractère m’inspirait des doutes et je savais en outre qu’il aimait peu la France, où cependant il avait toujours été chaleureusement accueilli ; je dirai le mot, tout pénible qu’il est : je sentais qu’il la méprisait ; en revanche, il admirait l’Allemagne et son cœur était avec elle.

Je compris cela aux réticences de sa conversation, plutôt qu’aux opinions qu’il émettait, car il n’aimait point la lutte ouverte et ne manquait pas de malice pour l’éviter. Il m’avait parlé de l’enthousiasme de Berlin avec une chaleur où j’avais cru deviner quelque intention agressive. On est volontiers chauvin en pays étranger, et surtout en pays ennemi. À ma question : « Que pensez-vous de l’issue de la guerre ? », il répondit : « C’est bien douteux et j’ai peur pour vous. » Cette façon de voir était exactement la mienne, mais je ne me tins pas de riposter : « Mon cher, quand on a eu l’honneur de battre les Russes, on ne craint pas d’être battu par les Prussiens. » Nous nous sommes souvent revus depuis, et jamais nous n’avons fait la moindre allusion à ces paroles aigrelettes.

  1. Furstenberg (Karl-Egon, prince de), 1820-1892. Général et aide de camp du grand-duc de Bade. (N. d. É.)