Page:Du Camp - Souvenirs d’un demi-siècle, tome 1.djvu/273

Cette page a été validée par deux contributeurs.

escortée sur les bas-côtés par des sergents de ville impassibles sous les injures dont on les accablait. Du sein de cette masse d’hommes sortait une rumeur sourde et cadencée ; c’était le bruit des pieds frappant le macadam et accompagné par le mot assassin toujours répété sur l’air du rappel. Lorsque le groupe de l’état-major et la foule furent à vingt-cinq pas l’un de l’autre, Chevandier de Valdrôme commanda un roulement de tambours et lui-même fit la sommation : « Au nom de la loi, dispersez-vous. » Il y eut quelque hésitation, les derniers rangs continuant à avancer, tandis que les premiers s’arrêtaient. À la seconde sommation, le cri : « Halte ! halte ! » retentit au milieu de cette multitude, que la nuit faisait paraître toute noire ; avant la troisième sommation, la foule se désagrégeait, courant vers les quais, vers le faubourg Saint-Honoré, vers l’allée Gabriel, et désertait la chaussée même des Champs-Élysées, où un régiment de la garde venait de prendre position. Un soupir de soulagement s’échappa de bien des poitrines ; le sang ne coulerait pas.

L’Empereur était aux Tuileries, recevant à chaque instant les rapports sur les différents incidents de la journée. Il apprit de la sorte que la majeure partie du cortège révolutionnaire, qui avait été faire acte d’hostilité contre lui derrière le cercueil de Victor Noir, s’écoulait par les quais. Il se rendit chez son fils, qui habitait le pavillon de Flore, dont les fenêtres découvrent la Seine et le Pont Royal. Le Prince impérial prenait en ce moment une leçon d’histoire avec Ernest Lavisse. Napoléon III embrassa son enfant qu’il adorait, puis, sans mot dire, il alla se placer dans l’embrasure d’une croisée et regarda les groupes espacés, mais nombreux, qui défilaient sur les quais. Longtemps il resta silencieux, comme absorbé dans sa pensée et par le spectacle qui se déroulait sous ses regards ; puis, tout à coup, se tournant vers Ernest Lavisse, qui me l’a répété, il dit : « Si ces braves gens savaient combien il est facile d’entrer ici, nous ne coucherions pas ce soir aux Tuileries. » À l’heure où j’écris ceci (septembre 1887), Lavisse est chez moi ; je viens de lui lire le passage qui précède ; il en confirme l’exactitude et, parlant de l’Empereur, il ajoute : « Le pauvre homme ne croyait plus en lui. »

Il ne croyait plus en lui, c’est beaucoup dire, mais, en réalité, il était affaissé, souffrant ; son ardeur s’éteignait et