Page:Du Camp - Souvenirs d’un demi-siècle, tome 1.djvu/271

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Il avait échangé dans un journal des injures avec Paschal Grousset, qui, trouvant l’occasion bonne pour faire quelque tapage à son bénéfice, constitua des témoins et demanda une réparation par les armes. Les témoins étaient Ulric de Fonvielle, brave garçon de cervelle un peu brûlée, et Victor Noir, médiocre bohème, vivant de ressources peu avouables, fournies par sa sœur, et qui avait été le secrétaire de Jules Vallès, lequel, jouant sur son nom, ne l’appelait jamais que « mon nègre ». Le 10 janvier 1870, le jour même où Émile Ollivier devait se présenter pour la première fois, en qualité de président du Conseil des ministres, devant le Corps législatif réuni après les vacances du premier de l’an, Ulric de Fonvielle et Victor Noir allèrent chez Pierre Bonaparte, qui habitait une petite maison à Auteuil. Que se passa-t-il entre eux ? Il est difficile de le dire d’une façon positive. Des dépositions contradictoires et intéressées d’Ulric de Fonvielle et de Pierre Bonaparte, il semble résulter qu’une discussion s’éleva entre celui-ci et Victor Noir et que plus d’un gros mot fut échangé. Victor Noir était fort mal élevé, très vigoureux, assez habitué aux disputes qui se vident à coups de poing ; il est probable qu’emporté par la colère il frappa au visage Pierre Bonaparte, qui, exagérant l’état de légitime défense, le tua d’un coup de revolver.

La mort de Victor Noir — dont le nom véritable était Ivan Salmon — produisit dans Paris une émotion indicible. Pierre Bonaparte avait été immédiatement arrêté et incarcéré à la Conciergerie par ordre de Piétri ; mais cela n’était pas pour calmer des gens qui, à tout prix, voulaient être exaspérés et ne voyaient dans ce malheur qu’un incident propre à satisfaire leurs passions en discréditant l’Empire et la famille Bonaparte. Les têtes s’échauffèrent, on criait vengeance ; l’occasion parut propice pour essayer « une journée », et le monde irréconciliable se donna rendez-vous à Auteuil, où le cadavre de Victor Noir avait été déposé. La foule y fut énorme et peu respectueuse ; sur l’air di bravura de Charles VI, de Fromental Halévy, on chantait :

Mort au Tyran, jamais, jamais en France
Un assassin ne régnera !

Un assassin, c’était Napoléon III. On avait demandé à enterrer Victor Noir au Père-Lachaise ; l’autorisation ne fut pas accordée et l’ordre avait été donné aux appariteurs