Page:Du Camp - Souvenirs d’un demi-siècle, tome 1.djvu/261

Cette page a été validée par deux contributeurs.

au point de vue militaire, il s’était cristallisé dans l’étude des procédés d’autrefois ; il ne comprenait que les lentes opérations au cours desquelles les régiments se complétaient en recevant les recrues de leur dépôt ; en arrière du corps d’armée en marche, il préparait prudemment ses réserves et semblait toujours dire : « Nous avons bien le temps. » Comme les chemins de fer, les bateaux à vapeur, la télégraphie électrique, la diffusion et la liberté de la presse quotidienne n’existaient pas aux jours du Premier Empire, il n’en tenait pas compte et ne se doutait pas que, grâce à ces nouveaux éléments de rapidité et d’information, la guerre était devenue foudroyante et saisissait en six semaines les résultats qu’au siècle dernier elle n’obtenait pas toujours en cinq ou six ans.

Les députés consultaient et écoutaient Thiers, ainsi que les Grecs devant Troie s’inclinaient devant Nestor. L’intervention de Thiers dans la discussion de la loi du maréchal Niel fut néfaste ; les erreurs qu’il affirma et fit partager à la Chambre eurent une influence dont le pays même a été ébranlé jusqu’en son cœur. Il parla comme Épiménide eût parlé : « Les chiffres cités par M. le ministre d’État (Rouher) sont parfaitement chimériques. La Prusse nous présenterait 1 300 000 hommes, mais, je le demande, où a-t-on vu ces forces formidables ? La Prusse ? combien a-t-elle porté d’hommes en Bohême ? 300 000 environ ; c’est tout ce qu’elle peut mettre sur pied, pas un de plus ! Il ne faut pas se fier à cette fantasmagorie de chiffres ; ce sont là des fables qui n’ont jamais eu aucune espèce de réalité. Donc, que l’on se rassure ! notre armée suffit pour arrêter l’ennemi. Derrière elle, le pays aura le temps de respirer et d’organiser tranquillement ses réserves. Est-ce que vous n’aurez pas toujours deux ou trois mois, c’est-à-dire plus qu’il ne vous en faudra pour organiser la garde mobile et utiliser le zèle des populations ? » Rouher en effet s’était trompé en disant que l’Allemagne pouvait nous opposer 1 300 000 hommes ; le chiffre exact était 1 370 000. Lorsque Thiers a vu la France foulée par 900 000 Allemands, qu’a-t-il pensé de ces chiffres dont il raillait la fantasmagorie ?

Ce fut Thiers qui entraîna, pour la loi proposée, des modifications telles qu’elles équivalaient à un rejet. La garde mobile devint un instrument sans valeur, c’est-à-dire encombrant dans la défensive et nul dans l’offensive. Aux dispositions que j’ai citées plus haut, on en substitua d’autres, dont le maréchal Lebœuf a déterminé les inconvénients, lorsqu’en