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dressèrent contre lui. Il voulait délivrer les artistes de la tutelle de l’État et délivrer l’État du souci des artistes. Avec le système des expositions payantes, rien n’est plus facile. On livrait aux artistes le Palais de l’Industrie, chaque année, pendant un nombre de mois déterminé ; on leur accordait gratuitement le service de la surveillance ; ils recueillaient le prix des entrées, se groupaient en une société qui, au bout de peu de temps, eût possédé des millions, car la moyenne des sommes perçues pendant chaque « salon » dépassait six cent mille francs. De la sorte, plus de quémanderies au ministère, plus de commandes de bienfaisance, plus de fonds de secours ; les artistes auraient eu, au besoin, leurs salles de vente et seraient bientôt devenus assez riches pour faire bâtir un monument spécialement réservé à leurs expositions.

La question fut discutée dans une réunion provoquée et présidée par Maurice Richard, le 14 janvier, c’est-à-dire dès son entrée au ministère. Deux personnes seulement, Eugène Fromentin et moi, prirent la parole en faveur du projet. Si nous ne fûmes pas hués, c’est uniquement par politesse. Les artistes avaient délégué pour répondre un assez médiocre peintre nommé Toulmouche. Son argumentation fut simple : « L’administration est faite pour nous débarrasser de bien des ennuis de vente et de marchandage ; l’administration veut nous rendre libres, nous refusons de l’être, mais, comme le ministre paraît animé des meilleurs sentiments à notre égard, nous le prions d’obtenir du Corps législatif une sérieuse augmentation des fonds attribués aux achats des œuvres d’art. » Il n’en fallait pas tant pour enterrer le projet.

Maurice Richard était bon, mais la bonté ne suffit pas à gouverner les hommes. Son esprit était ordinaire, et son caractère indécis. Il ne lui était pas possible de donner aux affaires l’impulsion à la fois ferme et prévoyante qui conduit au salut. Sous des dehors brillants qui faisaient illusion, la situation ne laissait pas que d’être inquiétante. Pour reprendre une bien vieille comparaison, l’on peut dire que le vaisseau qui portait les destinées de la France n’avait ni pilote pour reconnaître les écueils, ni timonier pour manœuvrer le gouvernail ; il voguait encore en vertu des lois de la vitesse acquise, mais vers quel port, vers quel gouffre faisait-il voile ? Nul homme de l’équipage n’aurait pu le dire. Sans qu’on le soupçonnât, on était en dérive.