Page:Du Camp - Souvenirs d’un demi-siècle, tome 1.djvu/240

Cette page a été validée par deux contributeurs.

son éloquence ait fait illusion sur ses capacités politiques, on peut l’admettre ; mais que, de bonne foi, on en ait fait un homme d’État, c’est incompréhensible ; qu’on lui ait livré les destinées de la France, c’est criminel. Pourquoi ne s’est-on pas souvenu de la parole de Montaigne : « Mot et langage, marchandises si vulgaires et si viles que celui qui plus en a n’en vaut à l’aventure que moins » ?

J’en parle à distance historique après l’ineffaçable condamnation que les événements qu’il a provoqués ont portée contre lui, mais lorsque, le 2 janvier 1870, il fut nommé président du Conseil des ministres et qu’il releva le système parlementaire contre lequel le coup d’État de Décembre avait été fait, on crut mettre le pied sur la terre promise ; ceux qui n’aimaient que la liberté, sans se soucier de la forme spéciale du pouvoir — et j’en étais — battirent des mains ; ceux qui, sentant l’Empire autoritaire s’écrouler, espéraient le voir ressusciter sous une apparence libérale, applaudirent. À ce moment précis, tous les hommes qui n’étaient point résolument révolutionnaires — et c’était la masse énorme de la nation — débordaient d’espérance ; chère illusion qui nous conduisit à Francfort, en face d’un traité lamentable.

La première réception du garde des Sceaux, Émile Ollivier, est à rappeler. La foule s’y pressa et le nouveau ministre rayonnait, car il n’attribuait qu’à son seul mérite l’hommage dont il était l’objet. Non seulement dans les salons de la Chancellerie on voyait tous les hauts fonctionnaires, les sénateurs, les députés ; mais les membres du corps diplomatique avaient tenu à honneur de s’y montrer et les anciens parlementaires, ces irréconciliables de la veille, venaient s’offrir aux bonnes grâces du nouveau maître ; en tête et comme les guidant, on reconnaissait M. Guizot. On célébrait Ollivier ; les âmes naïves le bénissaient ; on disait : « Il nous a épargné une révolution. » Quiconque, devançant l’avenir, eût dit que la France lui devrait la guerre, l’effondrement de l’Empire, la défaite et la Commune, eût été lapidé. L’opinion publique l’avait adopté, comme, peu de mois après, elle devait imposer le maréchal Bazaine à l’Empereur et porter le général Trochu jusque dans les nuages d’où il n’a jamais pu descendre.

Un fait, insignifiant en lui-même, éveilla la défiance de certains esprits sagaces, qui se demandèrent si le caractère