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gnons de vices, cela rapproche et soude parfois les natures les plus intellectuellement opposées. Montguyon, qui avait assisté Emma Livry pendant ses derniers jours, assista le duc de Morny à l’instant suprême, mais d’une autre façon. Morny se croyait simplement malade et ne se figurait point qu’il fût en danger. À la suite d’une consultation de médecins, il vit Montguyon revenir près de lui avec le visage altéré ; il lui dit : « Est-ce que l’on a de l’inquiétude ? » La réponse fut brutale et je la reproduis telle quelle : « Tu es foutu ; il faut mettre ordre à tes affaires. » Morny savait qu’un homme de race ne doit point pâlir devant la mort et ne pâlit pas.

Il fit appeler ses secrétaires, les hommes d’État avec lesquels il désirait s’entretenir une dernière fois et chargea Montguyon de brûler toutes les lettres — les lettres de femmes — contenues dans un meuble qu’il désigna. À la première brassée, le feu prit dans la cheminée ; alors Montguyon emporta les lettres par paquets et les jeta dans le water-closet ; il les enfonçait à l’aide d’un manche à balai, pendant que deux domestiques de confiance versaient de l’eau, à pleins bras, pour faciliter l’écoulement. Tout fut englouti — lettres d’actrices, lettres de duchesses, lettres de marquises, lettres de grisettes, lettres d’ambassadrices, lettres de princesses du sang — et disparut dans le gouffre que vidèrent les tonneaux de la voirie. Ce fut une scène horrible qu’Alphonse Daudet, ancien secrétaire de Morny, a racontée dans Le Nabab avec une exactitude scrupuleuse. Dans le même roman, le duc de Morny, qui est le duc de Mora, est assez fidèlement représenté. Quant au portrait de Fernand de Montguyon, peint sous le nom de Montpavon, il est éclatant de ressemblance.

Malgré ses défauts, malgré ses vices, malgré son immoralité intellectuelle, à cause d’elle peut-être, Morny était un homme politique de premier titre. Sa crânerie naturelle, son caractère, qui avait de la fermeté, lui faisaient concevoir de beaux projets et lui permettaient d’autant mieux de les exécuter qu’il n’était point homme à hésiter devant des scrupules de conscience ou à être arrêté par des principes. L’association de Morny et d’Émile Ollivier aurait sans doute été féconde ; celui-ci n’eût été qu’un sous-ordre et, malgré son incommensurable vanité, il eût subi, qu’il l’eût voulu ou non, l’influence d’une volonté plus sérieuse et moins stérile que