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Tumulte dans le théâtre à la représentation des pièces dont les auteurs étaient protégés par les membres de la famille impériale, tumulte dans la rue et jusque dans la cour du Louvre contre un des fonctionnaires relevant directement du ministère de la maison de l’Empereur, c’était peu de chose, disait-on, et il n’y fallait voir que ce besoin de bruit qui tourmente la jeunesse. « C’est une maladie de peau, disait Napoléon III, elle ne touche pas aux œuvres vives. » Il se trompait ; cette maladie était la manifestation d’un mal plus profond, que les esprits réfléchis avaient déjà pu reconnaître. Lors des élections législatives de 1857, Paris élut quatre députés franchement hostiles ; le mot « irréconciliables » n’avait pas encore été appliqué aux hommes politiques ou soi-disant tels. L’Empereur dit : « C’est la réponse au Bois de Boulogne. » En effet, d’un taillis mal percé, sans eau, parsemé de pelouses arides, il avait fait l’admirable promenade qui est la joie des Parisiens. Émile Ollivier, Alfred Darimon, Ernest Picard, Jules Favre étaient sortis de l’urne, comme des diables d’une boîte à surprise. Un cinquième député, Hénon, venu de Lyon, compléta le groupe des opposants quand même, de ceux que l’on nommait : « les cinq ».

Alfred Darimon était l’ami et se disait l’élève de Proudhon ; c’était là son bagage ; il n’en eut jamais d’autre. Jules Favre était un orateur d’un grand talent, qui excellait à perdre les causes qu’il défendait. Ernest Picard, pétillant d’esprit, commun, bon enfant, semblait une sorte de gamin élevé à la dignité de bourgeois ; il était ambitieux, mais incapable de mauvais procédés pour satisfaire son ambition. Émile Ollivier, lorsque Adolphe Guéroult[1] le félicita de son élection, lui répondit : « Mon cher, je viens de faire le premier pas sur la route de Cayenne. » Cayenne était alors lieu de déportation pour les galériens. En parlant ainsi, il était de bonne foi, comme sont les inconscients. Dans ce quatuor, qui devait plus tard se diviser en duos adverses, on chanta des morceaux d’ensemble pendant quelques années ; chacun tenait sa partie avec habileté. Jules Favre était le baryton et descendait parfois jusqu’aux notes du basso profundo ; Émile Ollivier représentait le ténor di primo cartello ; Ernest Picard excellait aux chansonnettes comiques ; Alfred Dari-

  1. Guéroult (Adolphe), 1810-1872. Homme politique et publiciste, directeur de La Presse (1857), fondateur de L’Opinion nationale (1859), député de 1863 à 1869. (N. d. É.)