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plaisante du monde, ce qu’il appelait « son temps de captivité ».

Lorsque le rapport de cette échauffourée fut fait à l’Empereur, il se mit à rire, leva les épaules et ne dit mot. La princesse Mathilde fut outrée et parla « de ce peuple qui avait traîné sa réputation dans la boue ». Elle reçut fort mal Eugène Giraud[1], un de ses familiers plein d’esprit, qui la voulait calmer et lui dit : « Émilien n’y perdra rien. » En effet Émilien, c’est-à-dire le comte de Nieuwerkerke, fut nommé sénateur peu de temps après, et la princesse dit sérieusement : « On lui devait bien cette compensation. » Le prince Napoléon, lorsqu’il connut l’aventure, prit son air le plus grave pour dire : « Le public a fait preuve de bon sens. » Soit, mais il fit aussi preuve de bon sens, le public qui siffla Emma Cruche, dite Cora Pearl, lorsqu’elle débuta dans un rôle d’amour au théâtre des Bouffes-Parisiens, où le mari de la princesse Clotilde l’avait amenée dans sa voiture.

Cette manifestation, qui s’adressait à un surintendant des Beaux-Arts, grand officier de la Légion d’honneur, amant avoué, sinon déclaré d’une princesse du sang, personnage de quelque importance, quoique secondaire, est la première qui se produisit dans la rue. Il fallait sévir, ce qui eût été excessif, ou en comprendre la signification. En somme, les élèves de l’École des Beaux-Arts ne voulaient point de Viollet-le-Duc ; ils le renvoyaient à son gothique, aux fêtes de Compiègne, aux restaurations des édifices diocésains, et ils demandaient un autre professeur ; ils l’eurent. Par arrêté du 26 octobre 1864, Taine prit possession de la chaire d’esthétique ; l’ovation qu’on lui fit prouva que l’opposition n’avait rien de systématique et qu’elle ne s’était adressée qu’à une individualité dont les titres étaient trop discutables. Je ne suis pas certain que Viollet-le-Duc n’ait gardé rancune de sa mésaventure à l’Empire. Peu d’hommes ont été plus comblés que lui par Napoléon III et par l’Impératrice ; après les heures néfastes, il fit plus que de l’oublier ; il se souvint sans doute que Nestor Roqueplan[2] a dit : « L’ingratitude est l’indépendance du cœur. » Il fut indépendant jusqu’à l’héroïsme.

  1. Giraud (Eugène), peintre et graveur (1806-1881). (N. d. É.)
  2. Roqueplan (Nestor), 1804-1870. Littérateur et journaliste, dirigea successivement, de 1840 à 1860, les théâtres des Variétés, de l’Opéra et de l’Opéra-Comique, et fut chargé, en 1862, du feuilleton dramatique du Constitutionnel. (N. d. É.)