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vier, une bande d’un millier d’individus, qui se grossit en route de tous les désœuvrés et de tous les curieux qu’elle rencontra, vint hurler sous les fenêtres d’Edmond About, dont elle demandait la tête, tout simplement. About était chez lui avec deux ou trois amis et sa mère. Celle-ci, entendant les vociférations de cette foule encore plus bête que méchante, eut un mouvement nerveux et souffleta son fils. C’est ainsi qu’il convient de rendre la justice. Edmond About se le tint pour dit ; il retira Gaëtana et ne tenta plus la fortune du théâtre ; celle qu’il sut extraire du journalisme avait, du reste, de quoi le contenter.

La troisième aventure tomba sur Edmond et Jules de Goncourt, deux frères dont l’affection était touchante, qui ne manquaient point de talent et que déparait leur vanité. Ils faisaient partie du petit groupe d’écrivains que la princesse Mathilde accueillait, choyait et protégeait, tout en riant sous cape de leurs prétentions. Ce n’était certes pas une femme savante, mais elle a dû souvent mettre le holà entre Vadius et Trissotin. J’avais assisté à la répétition générale de la pièce, qui s’appelait Henriette Maréchal, et j’avais été inquiet du résultat définitif. Des effets trop cherchés, un style précieux, une intrigue mal conduite et dénouée avec une brutalité sans excuse me semblaient mettre le succès en péril. Édouard Thierry, administrateur de la Comédie-Française, n’était pas rassuré ; Théophile Gautier, qui avait écrit un prologue en vers, disait : « Demain, on nous jettera tous par les fenêtres » ; Delaunay, qui jouait l’amoureux, parlait de rendre son rôle ; dans la salle, remplie cependant d’amis, de camarades des auteurs et de curieux bienveillants, on disait sans mystère que, sans l’intervention de la princesse Mathilde, la pièce eût été refusée par le comité de lecture.

Tout annonçait un orage. Il éclata le 5 décembre 1865, violent, injuste, imbécile, dès avant que les chandelles fussent allumées ; Théophile Gautier me disait : « Je me suis cru revenu aux soirées de Hernani et à l’unique représentation du Roi s’amuse. » Ce n’était point la pièce que l’on sifflait, c’était le salon de la princesse Mathilde, où les frères de Goncourt étaient reçus avec affabilité. Les pauvres auteurs publièrent leur Henriette Maréchal précédée d’une justification assez piteuse ; ils se lamentaient, racontaient leurs maladies, donnaient des explications sur leurs ressources et