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chope de bière et une salade de cervelas. Dormait-il ? on en pourrait douter, car sans cesse il était debout, étudiant les dossiers, préparant les rapports, expédiant les dépêches, recevant les solliciteurs et triturant si bien la besogne qu’elle était faite lorsque son ministre avait à s’en occuper. Éminence grise, éminence débraillée, toujours derrière le paravent, gardant le labeur pour lui, laissant la gloire à d’autres, discret comme un confesseur, jouissant des succès qu’il avait assurés par son travail et se plaisant à son rôle anonyme. Il n’est point excessif de dire que le marquis de Chasseloup-Laubat et Arthur Kratz ont gouverné la France depuis le mois de juillet 1869 jusqu’au mois de janvier 1870. J’ajouterai que ce fut le gouvernement le plus libéral sous lequel il m’ait été donné de vivre.

Ce gouvernement, je le reconnais, était un expédient qui servit de trait d’union entre l’Empire autoritaire et l’Empire parlementaire. À des institutions nouvelles, il faut des hommes nouveaux. On changea de pilote, parce que l’on modifiait la direction du navire, et celui-ci devint une épave. On crut partir pour le pays des Hespérides, et l’on sombra au cap des Tempêtes. J’ai vu le naufrage ; à l’heure où j’écris, la France est sur un radeau et regarde l’horizon avec angoisse ; lorsque le cachet qui scelle ces pages aura été brisé, à quelle plage, sur quel écueil, dans quel port le radeau sacré qui porte mon pays aura-t-il abordé ?

Dès que l’on connut le ministère du 2 janvier 1870, à la formation duquel le prince Napoléon avait contribué plus que tout autre, il y eut une exclamation de joie et un applaudissement universel. Ceux qui aimaient l’Empire, ceux qui aimaient la liberté, s’embrassaient et disaient : « Tout est sauvé ! » Les trois principaux ministres — Justice, Affaires étrangères, Intérieur — étaient Émile Ollivier, le duc de Gramont, Chevandier de Valdrôme. Quand ils étalèrent leur plumage dans la volière de l’État, on fut ravi de leur chant, qui sembla un hymne d’espoir et de promesses ; hélas ! c’était le prélude d’un De Profundis[1].

Baden-Baden, 17 août 1882.
  1. Rigoureusement, je ne devrais pas nommer le duc de Gramont, qui n’entra que plus tard aux Affaires étrangères, succédant à Napoléon Daru ; mais j’appelle ministère du 2 janvier celui qui déclara la guerre à la Prusse, à propos de l’incident Hohenzollern ; Gramont en faisait partie et y eut une voix prépondérante.