Page:Du Camp - Souvenirs d’un demi-siècle, tome 1.djvu/203

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

capital, on est en train de le gâcher, et si ça continue, nous serons obligés d’emprunter à la petite semaine. »

Tout cela était dit presque à voix basse, pendant qu’il mâchonnait son cigare et secouait les flocons de neige qui s’attachaient à son paletot. Il eut comme un cri de colère étouffé et, apostrophant l’Impératrice par une injure à ne pas répéter, il dit : « Ah ! la… ! c’est par elle que nous périrons, et la France avec nous ! » Il était ému, et je restais silencieux. Pour détourner le cours de ses idées et ramener la conversation sur un sujet qui lui plaisait, je lui dis : « Nous allons avoir des élections législatives, au mois de mai prochain ; que compte faire le gouvernement ? » Aussi textuellement que l’on peut transcrire la parole, je transcrirai la réponse du prince Napoléon ; je dépose ici, comme devant un tribunal, sous la foi du serment, et je répéterai — pour la première fois — ce que j’ai entendu.

« Selon son habitude, le gouvernement va faire des sottises. Il a peur d’aller en avant ; il n’ose pas revenir en arrière ; il va tomber entre deux selles et personne ne le ramassera. Je ne sais si la lutte sera vive ; mais elle sera intéressante, et le résultat pourra modifier nos institutions. L’Empereur le sent bien, et il est résolu à attirer à lui des hommes nouveaux ; il veut prendre des inconnus dans l’opposition tracassière, en faire des députés et des ministres ; c’est ce qu’il appelle rajeunir son système. À cet effet, il a déjà ouvert des négociations ; deux hommes se sont offerts ; il ne sait qu’en penser et il est perplexe. L’un est Clément Duvernois[1], le journaliste ; l’autre est Léon Gambetta, l’avocat. L’Empereur a consulté Rouher, qui lui a répondu : « Je ne puis fournir aucun renseignement sur ces gens-là ; adressez-vous à votre cousin ; il connaît tout le monde à Paris. » Alors, comme je connais tout le monde à Paris, y compris Rouher, l’Empereur m’a parlé de ses deux candidats. Les conditions de Clément Duvernois sont modérées ; une fois député, il désire, pour commencer, un petit portefeuille, afin de se familiariser avec les affaires. Gambetta, au contraire, est excessif ; il exige le ministère de l’Intérieur. J’ai conseillé à l’Empereur de prendre Clément Duvernois, que j’ai utilisé lorsque j’étais ministre de l’Algérie et des Colonies ; il a des

  1. Duvernois (Clément), 1836-1879. Publiciste et homme politique, député au Corps législatif en 1869, ministre dans le Cabinet Palikao (août 1870). (N. d. É.)