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couru la poste derrière lui, et qui lui dit : « Avouez, Monseigneur, que nous ne vous avons pas trop inquiété. » C’était un officier de gendarmerie, que Fouché avait lancé sur les traces du fugitif, avec ordre de le surveiller à distance, de le laisser franchir la frontière et, au besoin, de l’y aider.

Lorsque Fouché, ayant quitté le ministère de la Police, se vit, malgré son titre et ses fonctions d’ambassadeur de France à Dresde, atteint par la loi du 12 janvier 1816 qui frappait de bannissement les conventionnels régicides, il se réfugia à Prague. Puis, s’étant fait naturaliser autrichien, il se retira d’abord à Linz et ensuite à Trieste. Là, il retrouva le prince Jérôme, qui avait conservé bonne gratitude du service que le ministre de la Police lui avait rendu après Waterloo. Ils se lièrent et se virent fréquemment. La fortune de Fouché était considérable ; Jérôme était rien moins que riche et je ne serais pas surpris que l’ancien duc fût quelquefois venu au secours de l’ancien roi. Entre puissances déchues, il est permis de s’obliger. Fouché avait mené la vie à outrance ; vie d’intrigues, vie d’ambition, vie de plaisirs, il avait tout épuisé avec une prodigalité qui dépassait sa force.

Quoique relativement jeune, il se sentit dépérir ; il avait cinquante-sept ans et demi, lorsque la mort lui donna des avertissements auxquels il ne put se méprendre. Il avait manié toutes les affaires secrètes de son temps, et il avait conservé bien des papiers sur lesquels il comptait peut-être pour refaire sa destinée. Ces papiers, ces preuves dont il pouvait accabler des complices, ces armes dont il pouvait menacer des persécuteurs, il voulut les anéantir et emporter son mystère avec lui. Trop faible pour détruire lui-même tant de correspondances, tant de rapports, et ne sachant à qui se fier, il fit appeler le prince Jérôme. Celui-ci accourut : c’était le 24 décembre 1820. Fouché expliqua le genre de service qu’il réclamait de celui qu’il n’avait jamais cessé d’appeler : Votre Majesté. Jérôme consentit et commença à jeter au feu les papiers désignés. Fouché ne le quittait pas des yeux et crut remarquer — il n’avait pas tort — que ce n’était pas sans regret que Jérôme voyait disparaître tant de pièces historiques. Alors il sortit de son lit et s’assit à côté du Prince, pour le surveiller de plus près.

Décharné, enveloppé d’une couverture, avec ses cheveux jaunes, ses sourcils blancs, ses faibles yeux d’albinos, il avait l’air d’un fantôme prêt à disparaître, dès que l’œuvre serait