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conversation dont la politique avait fait les frais, je lui dis en riant, plutôt qu’en plaisantant : « Dieu m’épargne de vivre sous votre règne ; vous seriez Tibère. » Il me répondit : « Je ne sais trop ce que je serais, mais tenez pour certain que je ne me laisserais pas discuter. »

Ai-je besoin de dire qu’il avait le culte de Napoléon Ier, qu’il regardait comme un des plus grands hommes, sinon comme le plus grand qui ait existé ? Jamais je ne lui ai entendu prononcer une parole de blâme sur les actes les moins justifiables du Premier Empire, ni sur l’expédition d’Espagne, ni sur la campagne de Russie, ni sur l’arrestation de Pie VII, ni sur le refus de faire la paix à Châtillon. Quoiqu’il fût beau conteur et se plût aux anecdotes, il m’a été impossible, dans nos conversations les plus familières, d’en arracher un mot qui fût contraire à la légende de Sainte-Hélène. Nous avons causé ensemble des Mémoires d’Hudson Lowe, de la phrase extraordinaire que celui-ci prononça, le 6 mai 1821, sous la véranda de Longwood, en présence de Sir Henry et du major Gorrequor : « C’était le plus grand ennemi de l’Angleterre et le mien aussi, mais je lui pardonne tout ; à la mort d’un si grand homme, on ne doit éprouver que des regrets. » Nous avons parlé des dépêches de Lord Bathurst, rien n’a pu le faire sortir de la réserve qu’il s’imposait.

Il savait à quoi s’en tenir, cependant, sur la captivité du « Prométhée moderne » et sur les prétendues cruautés dont l’esprit de parti, dont un sentiment exagéré de patriotisme ont chargé l’Angleterre. Les souffrances que Napoléon a supportées à Sainte-Hélène, il les a dues aux reproches, à l’acrimonie de ses compagnons, plutôt qu’aux précautions excessives et mesquines prises par Hudson Lowe, esprit étroit que sa responsabilité épouvantait. Le valet de chambre, Marchand, qui resta près de l’Empereur jusqu’à sa mort, et qui, selon l’usage, couchait en travers de sa porte, a écrit un journal mémoratif où les faits sont relatés avec exactitude. Je crois, sans pouvoir l’affirmer, que ce journal a été acheté et détruit par ordre de Napoléon III. C’est regrettable au point de vue de la vérité historique, qui doit primer toute considération de convenance ou d’intérêt.

Ces mémoires eussent été une révélation. Je n’en sais qu’une anecdote, qui m’a été contée par Hortense Cornu. Une nuit, Marchand fut réveillé par un bruit insolite ; il