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terminer cette affaire, qu’il désirait lui-même qu’elle reçût une solution rapide et que, si on n’en finissait pas promptement, il reprendrait le chemin de Paris, au risque de ce qui pourrait advenir.

Le roi répondit : « Je suis très embarrassé ; cette histoire se complique de petits intérêts personnels, qui ne sont pas sans influence sur mes hésitations. Jugez-en : mon valet de chambre est de Neuchâtel, et je suis accoutumé à ses services ; la femme de chambre de la Reine est également de Neuchâtel, et il n’y a qu’elle qui sache la coiffer. Ce sont là des considérations. De plus, c’est le seul pays où j’entende crier : Vive le roi ! C’est pourquoi j’y tiens. D’un autre côté, je ne voudrais pas me brouiller avec l’empereur Napoléon ; il y a là, vous le sentez bien, des difficultés graves ; cependant voyez Manteuffel[1], et tâchez de vous arranger avec lui. » Quarante-huit heures après, l’affaire était « bâclée » selon la volonté des Tuileries ; la France, la Suisse et la Prusse désarmaient. Le prince Napoléon avait endormi « le patriotisme » du valet de chambre et de la femme de chambre en leur donnant à chacun 20 000 francs. Ce n’était pas cher.

Au mois de septembre 1858, le prince Napoléon, étant à Biarritz, fut envoyé à Varsovie, où se trouvait l’empereur Alexandre II. Il devait prévenir l’empereur de Russie que l’on était, en France, décidé à faire la guerre à l’Autriche, dès le printemps prochain. La mission était strictement confidentielle, de souverain à souverain ; notre ministre des Affaires étrangères, le comte Walewski, ne la soupçonnait même pas. Le prince Napoléon demandait une alliance offensive et défensive, dont le prix serait prélevé sur les territoires polonais appartenant à l’Autriche. Si la Russie mettait en ligne cent mille hommes, on lui offrait la moitié de la Galicie, et la Galicie tout entière si l’armée de diversion était portée au double. À ce moment, mal remise encore des émotions de la Crimée, la Russie se recueillait, selon l’expression du grand chancelier Gortschakoff. Elle refusa d’intervenir en qualité de belligérant, mais elle s’empressa de conclure un traité de neutralité bienveillante. Il se produisit alors un fait qui ne serait point déplacé dans un vaudeville.

Lorsque le traité, rédigé, signé, paraphé, eut été revêtu du sceau de la chancellerie russe, le prince Gortschakoff demanda

  1. Manteuffel (Charles, baron de), 1809-1885, feld-maréchal prussien, alors aide de camp du roi de Prusse. (N. d. É.)