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Dès le 21 mars 1871, il est arrêté par ordre de Raoul Rigault, enfermé d’abord au Dépôt, ensuite à Mazas. Le 22 mai, il fit partie du premier convoi d’otages qui furent transférés à la Grande Roquette pour y être exécutés. Le transport se fit sur un camion à bagages du chemin de fer de Lyon, lourde voiture, non suspendue, où l’on était debout, entassés les uns contre les autres, comme des moutons que l’on mène à l’abattoir. La plupart des rues qu’il fallait traverser avaient été dépavées pour la construction des barricades ; le trajet fut d’une lenteur insupportable ; plusieurs fois on fut obligé de revenir sur ses pas, parce que les voies étaient obstruées ; on franchissait des ornières qui étaient des trous ; on passait par-dessus des tas de pavés ; il y avait des cahots horribles ; dans un de ces cahots, la secousse fut telle que l’appareil porté par Bonjean fut brisé et que, subitement, la hernie s’étrangla. La douleur fut atroce ; le pauvre homme se contenta de dire à l’archevêque : « Monseigneur, soutenez-moi. » Ces détails m’ont été transmis par un surveillant de Mazas, nommé Mounier, qui fut chargé d’escorter les otages et qui était avec eux sur le camion. Le président Bonjean ne pouvait plus rester debout ; « il ne tenait plus sur ses jambes », comme a dit Lissagaray. Partout il cherchait un point d’appui pour se « caler ». Dans sa cellule, il était obligé de demeurer couché, car le lit était trop élevé pour sa toute petite taille et ses pieds ne touchaient pas terre. Lorsque les otages descendaient dans la portion du chemin de ronde qui leur servait de préau, Mgr Darboy offrait son bras à Bonjean et le conduisait jusqu’à une guérite dans laquelle on l’asseyait. Là, il était fort entouré ; on le consultait ; on lui demandait si les lois autorisaient les incarcérations dont on était victime ; il secouait la tête et répondait : « Il n’y a plus de lois, ou du moins il y a des lois que je ne connais pas. »

Lorsque le 24 mai, vers sept heures et demie du soir, on fit l’appel de ceux qui allaient mourir, le président Bonjean sortit le second de sa cellule et se plaça près de l’archevêque, qui avait été désigné le premier. On descendit l’escalier en vrille, on traversa le vestibule du quartier des condamnés à mort, où l’on s’arrêta un instant pour prier en commun, pendant que les assassins délibéraient sur l’endroit le plus propice à l’exécution. On se remit en marche ; au moment de franchir les trois degrés qui donnent accès dans le chemin